Robert Alexander, Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, Grenoble, Editions Jérôme Millon, collection Krisis, 2013, 387 pages, ISBN : 978-2-84137-288-1, (www.millon.com, Diffusion Harmonia Mundi – 35 euros). Préface d’Alexander Schnell.

Cet ouvrage est consacré à la refondation richirienne de la phénoménologie à partir du traitement de la question de l’espace/temps phénoménologique archaïque. Par le biais de l’analyse de cette interrogation spatio-temporelle spécifique et de la pertinence qu’elle développe, l’objectif est double. D’une part, arriver à dégager un lieu de compréhensibilité, inédit, commun aux multiples enjeux les plus fondamentaux de la refonte et de la refondation de la phénoménologie transcendantale entreprises par Richir et, d’autre part, dans la foulée, permettre par là même la possibilité de comprendre l’ensemble des textes du corpus. Cette compréhensibilité des mobiles philosophiques les plus importants de la phénoménologie refondue jointe à la possibilité d’une compréhension globale et transversale de la textualité richirienne doit permettre en outre de réfléchir et de fonder la démarche tout entière. C’est ce que l’on tente de démontrer. En accomplissant cette refondation de manière tout à fait originale dans une oeuvre commencée en 1968, qui compte en 2012 près de dix mille pages, réparties en vingt ouvrages et près de deux cents articles, Richir poursuit le but et a comme ambition de bouleverser et de changer en profondeur les paramètres essentiels de la phénoménologie. Et, chemin faisant, la philosophie tout entière est à reprendre à nouveaux frais. Le lecteur est convié à pénétrer au coeur de ce nouvel espace/temps richirien, véritable idée directrice de la phénoménologie et d’une philosophie sans précédent.

Recension en anglais et en espagnol par Diana Gumiel (Universidad Autonoma de Madrid), En
búsqueda de lo primario en la fenomenología de Richir: ogkoritmo, el elemento fundamental de
comprensibilidad fenomenológica richiriano. Sobre Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc
Richir de Robert Alexander. On search of the primary within Richir´s phenomenology :
Ogkorhythm, the Richirian fundamental element of phenomenological comprehensibility. On
Robert Alexander’s Phénoménologie de lʹespace-temps chez Marc Richir (Phenomenology of the
space-times on Marc Richir). col. Krisis, ed. Jerôme Millon, Grenoble, 2013, Eikasia,
revistadefilosofia.com, numero 66, septembre 2015, pp. 303 – 364, eikasia@eikasia.es, ISSN 1885-
5679.

Préface

par Alexander Schnell

Pour Schelling, l’acte suprême de la liberté consiste dans le fait d’engendrer des êtres libres. En transposant cette idée, reprise à un auteur cher à Marc Richir, sur le plan de la caractérisation d’une œuvre philosophique en général, on pourrait dire que celle-ci se mesure à sa capacité à donner lieu à d’autres œuvres. Durant de longues années, celle de Richir s’est constituée « en solitaire ». La cadence et l’ampleur des ouvrages publiés furent inversement proportionnelles à celles de leur réception. À l’exception – certes capitale – de L. Tengelyi, les phénoménologues français (ou étrangers) ont à peine pris note de la refonte de la phénoménologie que Richir entreprend depuis bientôt un demi-siècle. Il est d’autant plus remarquable, et cela mérite au plus haut point d’être souligné, que depuis seulement quelques années, les recherches richiriennes connaissent un essor fulgurant notamment dans l’espace francophone et hispanophone – non pas, cependant, sous la forme habituelle de commentaires universitaires, mais précisément à travers des élaborations qui pensent et empruntent des chemins avec et au-delà plutôt que à propos de ou simplement sur Richir. En témoignent les travaux de Florian Forestier, de Sacha Carlson, de Pablo Posada Varela et, en premier, de Robert Alexander, sans doute le plus grand spécialiste, à l’heure actuelle, de la pensée richirienne.

Le présent ouvrage, fruit d’un travail de longue haleine durant la rédaction duquel l’auteur a suivi patiemment – sur plus de deux décennies – l’évolution de l’œuvre de Richir, propose d’aborder celle-ci à travers le prisme de « l’espace/temps phénoménologique archaïque », principe non pas heuristique, mais à la fois pré-ontologique et gnoséologique – et, en ce sens, authentiquement phénoménologique – qui sous-tend tout le parcours richirien, non seulement depuis les Recherches phénoménologiques ou les Méditations phénoménologiques, mais déjà dès les tout premiers textes de Richir. R. Alexander appelle ce « principe » (mais ce terme de « principe » est bien entendu inapproprié) « mouvement ogkorythmique », « élément ogkorythmique » ou, tout simplement, « ogkorythme ». Quel problème fondamental rendait nécessaire l’introduction de ce nouveau concept philosophique ?

 

L’œuvre de Richir, une fois que l’on a réussi à entrer dans cet univers extrêmement difficile parce qu’apparemment sans commencement (ce qui, en vérité, n’est qu’une marque de la nature même du « sens se faisant »), soulève des questions fondamentales. Quelques-unes parmi les plus essentielles sont les suivantes : par quels moyens accéder aux registres phénoménologiques archaïques, c’est-à-dire à cela même qui « joue » ou « œuvre » en deçà de ce que Richir appelle les diverses « transpositions architectoniques » ? – Autrement dit : comment parler de ce qui, en résidant dans les couches les plus enfouies de la constitution du sens, se soustrait à toute fixation (conceptuelle, linguistique, etc.) ? – Quel est exactement le statut de cette phénoménologie refondue ? Et quelle doit être la méthode qui guide cette démarche ? R. Alexander répond à ces questions en affirmant avec force que cela nécessite et témoigne d’une approche qui n’est pas « simplement » phénoménologique, mais ouvre sur une métaphysique phénoménologique. Or, cette dernière a ceci de particulier qu’elle ne signifie ni un retour à une ontologie dogmatique, ni ne propose une nouvelle théorie de la connaissance cherchant un « principe absolu » de tout savoir. Elle se situe bien plutôt en deçà du clivage ontologie/gnoséologie. Et, dans cet essai, l’auteur développe de part en part ce que constitue concrètement une telle métaphysique phénoménologique.

L’apport décisif du concept d’« ogkorythme » réside en ceci qu’il fournit à la fois les conditions transcendantales de la phénoménalisation et le procédé réflexif qui permet d’en exhiber l’essence et le bien-fondé. R. Alexander défend la thèse, pour la reformuler en d’autres mots, que la refondation richirienne de la phénoménologie s’inscrit encore dans la tradition de la philosophie (et de la phénoménologie) transcendantale ; que cette dernière ne produit nullement de simples conditions de la connaissance, mais dévoile une sorte de « pré-être » qui ne saurait être décrit, mais met en œuvre des « constructions phénoménologiques » ; et que ces constructions ne sont pas des procédés spéculatifs ou imaginaires, mais apportent les procédés réflexifs qui les rendent transparentes. Ce « pré-être » qui n’est pas simplement posé ou stipulé, mais dévoilé dans sa force « (re-)fondationnellisante », est précisément l’« ogkorythme ».

La puissance de ce concept tient à ceci qu’il désigne positivement ce qui dans la phénoménologie de Richir ne se donne qu’en absence – un principe phénoménologique qui, en se déployant, accède à la saisie de son propre être, ou plutôt à un pré-être qui, au fur et à mesure qu’il est déterminé selon ses multiples facettes, livre les clés de son intelligibilité. L’immense apport de cette notion consiste à nommer, en terrain résolument phénoménologique, cet « Urwesen » dont parle Schelling dans les Âges du monde, ce « meon » auquel Fink a rendu sensible tout lecteur qui s’intéresse à des problèmes de méthode en phénoménologie, ou encore ce que nous-même, nous avons appelé le « phénomène originaire », à savoir un principe de compréhensibilité, en deçà du clivage ontologie/gnoséologie, de ce qui meut le champ phénoménologique, une sorte de « substance spinoziste » vivante, mais douée de « réflexibilité » (Fichte), un mouvant originaire et absolu du champ phénoménologique archaïque.

Le concept d’« ogkorythme » pourrait bien servir, en effet, de concept phare à une métaphysique phénoménologique. Cette expression d’une « métaphysique phénoménologique », même si elle a connu récemment un regain d’intérêt auprès des chercheurs et que de nombreux travaux sont en cours à son sujet, ne trouve que difficilement sa place au sein des recherches phénoménologiques « orthodoxes ». Cela tient d’une part à l’acception très restreinte (et assez curieuse, du reste) de ce concept chez le Husserl des Méditations cartésiennes et, d’autre part, aux réserves que Derrida a prononcées à son propos (dans le sillage de Heidegger), jugement auquel Richir est toujours resté sensible – parler d’une « métaphysique phénoménologique » demeure en effet suspect aux yeux de ce philosophe. Il n’empêche, précisément, que le concept central de R. Alexander approfondit davantage des configurations architectoniques d’abord mises en place par Husserl, Heidegger et Merleau-Ponty. Et il est tout à fait remarquable qu’il en met en évidence la pertinence chez Richir lui-même, en montrant que cela permet d’identifier ce minimum de stabilité malgré tout requis et exigé par cette fameuse « mathesis instable des instabilités » – une stabilité qui n’en est pas moins « en écart », « en mouvement », « en flexure », «  en ad-errance », etc., c’est-à-dire caractérisée par cela même qui constitue l’élément ogkorythmique.

La « concentration », la « condensation », le « dépôt génétique » que dépeint l’ogkorythme, qui est au plus profond de la refondation richirienne de la phénoménologie, est aussi une sorte de « crête » qui nous permet de franchir le seuil vers la manière de penser propre à R. Alexander, vers sa philosophie personnelle. Se joue ici cette sensibilité d’une âme philosophique au fondement de ce qui fait choisir à chacun sa philosophie, choix qui se fait, nous le savons bien, « en fonction de l’homme que l’on est ». Et cet homme est précisément un homme « en chair et en os », être affectif, d’une Leiblichkeit et d’une Leibhaftigkeit que R. Alexander cherche à dévoiler en se faisant accompagner par une pensée qu’il n’a pas seulement « intégrée » et « appropriée », mais conduite au-delà d’une frontière qui le sépare malgré tout de son auteur.

 

Le lecteur appréciera l’extrême clarté et la minutie avec laquelle R. Alexander traque le mouvement fondamental traversant, selon lui, l’œuvre de Richir. Cela nécessite d’abord une lecture « hyper-phénoménologique » des origines (« origines » plus que « sources ») de la phénoménologie richirienne. Cette lecture est analytique et suit de ce fait de très près les textes sources rendus à nouveau accessibles par là. Le style, non pas linguistique, mais « architectonique » (au sens kantien) sera ensuite tout à fait différent dans la lecture des ouvrages plus récents de Richir. R. Alexander utilise ici une méthode plutôt synthétique, caractérisant son approche « ultra-phénoménologique » – rappelons que l’hyper-phénoménologie est inspirée de Merleau-Ponty, tandis que l’idée d’une « ultra-phénoménologie » s’inscrit directement dans ce que Richir dit de l’ultra-platonisme ou de l’ultra-heideggerianisme dans Le rien et son apparence –, c’est-à-dire une approche qui se propose de « penser la phénoménologie en elle-même, par elle-même, plus loin en elle dans une critique interne », non pas dans le but de comprendre mieux la phénoménologie, et en l’occurrence la phénoménologie richirienne, qu’elle ne s’est comprise elle-même, mais afin d’en mettre au jour ses prises de position implicites et ses procédés d’auto-réflexion. Et il y aurait peut-être lieu de procéder aussi à l’inverse, c’est-à-dire à un traitement hyper-phénoménologique des concepts caractéristiques de la phénoménologie richirienne « mûrie » (et non pas « achevée » parce que nous ignorons où il nous mènera encore), ce qui permettrait de voir dans quelle mesure ce qui vient à la fin éclaircit aussi les débuts, ainsi qu’à un traitement ultra-phénoménologique des sources des années 1960 et 1970, ce qui permettrait éventuellement de préciser davantage le statut de l’« hyper- » ou « supra-esthétique » que R. Alexander vise avec brio à fonder et à établir.

Terminons ces brèves réflexions avec un mot sur l’introduction qui est l’exposé d’une rare beauté du mouvement d’ensemble de ce qui « tient », dans sa « labilité », l’ossature conceptuelle de la refondation richirienne de la phénoménologie. Écrite dans une langue admirable, elle pose à la fois les questions sous-jacentes auxquelles l’essai se propose de répondre, et livre déjà les réponses essentielles sans enlever pour autant le suspens de ce qui suivra. Cette anticipation est indispensable afin que le lecteur puisse s’orienter dans cette masse très impressionnante de matériaux que R. Alexander exploite par la suite. On ne peut qu’être sensible au tissage du réseau des concepts fondamentaux de la pensée richirienne au début de cet essai, qui a le mérite non seulement d’introduire (à) ses termes et au sens de ces derniers, mais encore de montrer « en acte », pour ainsi dire, comment « fonctionne » le renvoi permanent entre les termes dans la « mathesis de l’instabilité » richirienne. Chaque ligne témoigne d’une si profonde et si sûre connaissance de l’œuvre de Richir, que le lecteur ne pourrait pas souhaiter d’introduction plus convaincante et plus éclairante à sa phénoménologie.

 

La Grande Vallée, Janvier 2013