Ogkorythme du rien

Vers une métaphysique phénoménologique fondamentale

 

Robert Alexander

« Pourquoi n’y-a-t-il pas de troisième mouvement à l’opus 111 ? J’aimerais vous soumettre ma propre théorie. Ce fameux troisième mouvement est présent en creux. Par son absence. Il est dans les cieux, dans le silence, dans l’avenir. Puisqu’on l’attend, ce troisième mouvement, il brise la dualité de l’affrontement des deux premières parties. Ce serait un mouvement lent. Lent, si lent ou si rapide qu’il dure dans une tension infinie. C’est au fond la même question que celle de la résolution de l’accord de Tristan. Le double, l’ambigu, le trouble, le fuyant. La fugue. Ce faux cercle, cet impossible retour est inscrit par Beethoven lui-même au tout début de la partition, dans le maestoso que nous venons d’écouter. Cette septième diminuée. L’illusion de la tonalité attendue, la vanité des espérances humaines, si facilement trompées par le destin. Ce que nous croyons entendre, ce que nous croyons attendre. L’espoir majestueux de la résurrection, de l’amour, de la consolation n’est suivi que du silence. Il n’y a pas de troisième mouvement. C’est terrifiant, n’est-ce pas ? L’art et les joies, les plaisirs et les souffrances des hommes résonnent dans le vide. Toutes ces choses auxquelles nous tenons, la fugue, la sonate, tout cela est fragile, dissous par le temps. Ecoutez cette fin de premier mouvement, le génie de cette coda qui se termine en l’air, suspendue après ce long chemin harmonique – même l’espace entre les deux mouvements est incertain. De la fugue à la variation, de la fuite à l’évolution. La petite aria poursuit, adagio molto, sur un rythme des plus surprenants, la marche vers la simplicité du rien. Illusion, encore, que l’Essence ; on ne la découvre pas plus dans la variation qu’on ne la cerne par la fugue. On croit être touché par la caresse de l’amour, et on se retrouve à dévaler un escalier cul par-dessus tête. Un escalier paradoxal qui ne mène qu’à son point de départ – ni au paradis, ni à l’enfer. Le génie de ces variations, vous en conviendrez sans doute, monsieur Mann, réside aussi dans leurs transitions. C’est là que se trouve la vie, la vie fragile, dans le lien entre toutes choses. La beauté c’est le passage, la transformation, toutes les manigances du vivant. Cette sonate est vivante, justement parce qu’elle passe de la fugue à la variation et débouche sur le rien. ‘Qu’est-ce qu’il y a dans l’amande ? Le rien. Il s’y tient et s’y tient.’ Bien sûr vous ne pouvez pas connaître ces vers de Paul Celan, monsieur Mann, vous étiez mort au moment de leur parution.

Un rien

étions-nous, sommes-nous, resterons-

nous rien qui fleurit

la rose du rien, la rose de

personne  

Tout mène à ce fameux troisième mouvement, en silence majeur, une rose de rien, une rose de personne. »

 

Mathias Enard, extrait de Boussole, pp. 259 à 260.

 

La phénoménologie, telle que je l’entends, dans les traces de celle de Marc Richir, se joue à presque rien, sorte de troisième mouvement, « en silence majeur, une rose de rien » mais philosophique et même phénoménologique. C’est là toute sa fragilité et toute sa force. Du rien, du rien qui néanmoins compte, rien bien singulier, sorte de trou, de trou sans bords, creusé énigmatiquement à même notre affectivité, en creux ou en excroissance mais sans espace ni temps dans notre poussée à vivre cette vie d’humain. Trou de rien, trou du rien, fait de rien. Trou non spatial et non temporel qui, malgré son évidement, son é-vide-ment, vibre, bouge, clignote, disparaît aussitôt qu’apparu, apparaît sitôt disparu. Rien qui, raté, plonge dans le dogmatisme ou la construction spéculative indue où le rien, où du rien, serait in fine quelque chose. Peut-on dès lors garder cette exigence d’un rien ‘primultime’, d’un rien phénoménologique, ou comme l’écrit Richir, « d’une béance … qui est un rien ou comme rien » ?

J’appelle ces moments de mobilité, de motilité non spatiale et non temporelle du rien, du rien du trou ou trou du rien, de rien, ogkorythme, ogkos volume ou masse, rutmos rythme, masse rythmique mais oxymoriquement non spatio-temporelle, rythme volumique tout aussi bien sans espace-temps du trou du rien. Si vous souhaitez me lire là-dessus vous trouverez tous les détails dans mon ouvrage[1] consacré à l’œuvre de Richir avec l’ogkorythme comme fil conducteur transversal de l’ensemble, où notamment le rien du rien que phénomène mais également tous les mouvements architectoniques sont travaillés par ce rythme volumique, cette masse rythmique oxymoriquement non spatiale et non temporelle.

Maintenant en quoi cet ogkorythme du rien, ces mouvements paradoxaux et oxymoriques du rien, nous conduisent-ils vers une métaphysique phénoménologique fondamentale ? En ce que ce rien m’amène à ce que Jean-Luc Marion de son côté  nomme la question de dieu. Autre rien ultime s’il en est, peut-être le même dans sa dimension phénoménologique insigne, lorsque bien évidemment on a procédé, en bons phénoménologues, à la mise entre parenthèses, à la suspension, à l’épochè hyperbolique de toutes les déterminations de dieu, quelles qu’elles soient : idéologiques, socio-historiques, spatio-temporelles, révélatrices ou incarnées etc. Lorsqu’on a procédé à l’épochè phénoménologique hyperbolique de tout cadre théologique et métaphysique classique. Reste dieu, comme rien que dieu, réduit au rien, et une métaphysique phénoménologique fondamentale, refondée par là même, est alors selon moi possible. Ce qui augure d’un autre tournant, d’un autre tournant que celui  théologique de la phénoménologie : celui du tournant même du t’rou’nant strictement phénoménologique (du théologique). C’est mon virage à moi.

Et c’est à mes yeux Richir qui m’y autorise par la ‘phantastique’ fécondité contenue dans son œuvre, avec ce qu’il appelle lui-même le « résidu phénoménologique de dieu » : la transcendance absolue, transcendance absolue bien singulière, car rien insigne en fuite infinie, extra-schématique, insaisissable, inconnaissable, incommensurable. Transcendance absolue qui, liant l’affectivité, constitue avec le schématisme l’architectonique richirienne où, en résumé, un rien provient et se propage mais selon un mouvement sans corps mobile ni trajectoire entre ces trois pôles architectoniques. En bref, nous tentons de dire, de chercher en langage (c’est le schématisme), de partir à l’aventure de la découverte de cette énigme d’un rien creusée à même notre affectivité que la transcendance absolue a laissé comme rien, trace du rien de sa propre évanescence. Nous tentons de dire l’énigme de ce rien.  Le rien joue donc à plein régime et ce, par le moment du sublime qui, comme « une étoile filante » ou « un souffle de vent », pour reprendre les expressions richiriennes, est un moment qui passe sans se passer, car il ne fait pas de temps mais passe comme rien, comme un moment d’éternité par là même. C’est évidemment toute la question.

Je pense que la phénoménologie richirenne nous donne cette possibilité, à partir de la question du rien, de penser par elle la place de dieu, le siège (hedra) dirait peut-être Richir, car il est étonnant qu’à dieu ne puisse correspondre quelque chose, un être ou du néant. De telle sorte que dieu se rapproche d’une certaine manière, étonnamment, paradoxalement, énigmatiquement, d’une sorte bien singulière de concrétude phénoménologique où le rien, où du rien joue comme à l’état pur. Et le lieu architectonique du rien, dit transcendance absolue qui ne donne rien mais d’où provient, à n’en pas douter, la profusion quasi processive de(s) dieu(x), ce qui m’amènera, je l’espère un jour, à relire toute l’histoire de la théologie avec les yeux et la méthodologie de l’architectonique phénoménologique devenue pour l’occasion métaphysique phénoménologique fondamentale.

Lieu abyssal donc d’une transcendance absolue, sans fond ni zénith où, en définitive, quelque chose qui ni est ni n’est pas existe et dont l’existence peut se supporter de ne pas être ni d’être mais de vibrer, de vibrer de rien à rien. Avec cette conséquence tout à fait remarquable que du Leib, du corps de chair, de la Leiblichkeit, même de la Phantasieleiblichkeit, ne sont possibles que par ce rien dont dieu, en quelque manière, garde la déclinaison en sa vacuité. C’est une limite qui a pourtant été franchie, où ce qui n’est pas est néanmoins, niant ainsi l’ex-istence du rien, ni être ni néant, ni simulacre d’être ni apparence de néant, limite que la phénoménologie nouvellement refondée et refondue refuse à franchir. Comment ? Par du « rien actif », « rien comme rien que rien », « mouvement de rien à rien », « vibration instantanée de rien à rien », « écart différentiel de rien à rien », « écart comme rien d’espace et de temps ». C’est, autrement dit, ce  que Richir nomme « la question du fantôme (de l’écart différentiel), la question du fantôme de l’écart différentiel d’une concrétude phénoménologique parce qu’à jamais et pour toujours disparue ». Voilà quelques déclinaisons du rien, chez Richir, qui, manquées, risquent la fixation : être ou néant, simulacre d’être ou apparence de néant. Le rien ni est ni n’est pas, il vibre dans un écart différentiel d’avec lui-même où les pôles de l’être, même de son simulacre, et du néant, même de son apparence, ne sont jamais atteints. Impossible de saisir cette mobilité pure, écart comme rien d’espace et de temps d’un clignotement, d’une « vibration pure instantanée de rien à rien ». Le rien existe mais sa négativité est irréductible « sans identification possible », car « l’identification bloquerait le mouvement ».

C’est ce que nous avons nommé dans nos recherches ogkorythme : masse rythmique du rien et de rien, « clignotement entre rien et rien », Richir écrit aussi « ‘frémissement’ du rien ». Et c’est à partir du déploiement de cette question ogkorythmique – ogkorythme du rien –, qu’il s’agit de tenter de prolonger la réflexion vers une compréhension élargie à une métaphysique phénoménologique fondamentale où rien ne subsiste que le mouvement pur du rien (comme le rythme chez Maldiney) où rien ne subsiste que le mouvement du rien comme un enjeu crucial de la phénoménologie tout entière. Mouvement pur du rien qu’est justement l’ogkorythme comme masse rythmique non spatiale et non temporelle cependant en mouvement.

C’est toute la difficulté que je ne lâche pas, problème philosophique sur lequel Richir non plus n’a jamais cédé. Ce qui, il faut l’avouer, maintient et précipite tout à la fois au bord de la folie philosophique, au bord de la phénoménologie et au bord de la philosophie. Marc Richir disait qu’il fallait probablement une vie pour comprendre quelque chose comme ça : un écart non spatial ou un laps non temporel. Car arriver à penser que le cœur même du phénoménologique réside dans la compréhension d’une mobilité hautement paradoxale du rien qui échappe et à l’espace et au temps, quelle que soit d’ailleurs leur complexité, peut paraître et paraît relever de l’impossible, de l’incompréhensible et de l’inconcevable. Tout est là.

En somme, le rien ne se pose pas, comme rien ne se pose en phénoménologie au risque de la « présupposition de l’absolu », à moins que l’absolu vibre comme rien, et Hegel aurait quand même compris pas mal de choses mais passons. Il faut arriver à penser une motilité de notre affectivité creusée ou boursoufflée par un contact en et par écart comme rien d’espace et de temps avec la transcendance absolue comme condition architectonique d’un schématisme en langage où du sens se fait à mesure – Richir écrit : « tout sens se faisant est comme une réponse à une énigme qui n’a précisément pas de réponse » – et où « le soi ne sait qu’elle (la transcendance absolue) existe que dans la mesure où il ne sait rien d’elle – elle n’est ni être ni néant », ce qui équivaut à penser un écart non spatial et un laps sans temps, un écart/laps non spatial et non temporel, dans les termes de Richir écart différentiel de rien à rien, vibration instantanée de rien à rien, qui dit-il aussi, et je cite, « paraît comme l’ultime au-delà duquel il est impossible d’aller sans dogmatisme ». Ce qui, de plus, constitue pour Richir l’origine de toute phénoménologie : l’origine de toute phénoménologie comme, et je cite encore, « pur ébranlement hors de tout temps et de tout espace », non seulement incompréhensible mais inconcevable.

Et Richir d’ajouter fortement comme pour l’infini chez Descartes : « Et pourtant, nous en parlons, mais savons-nous de quoi nous parlons ». Ainsi, cette interrogation essentielle constitue, à mes yeux, une voie d’accès privilégiée à la possibilité de penser la question de dieu (Henry, Marion) au cœur même de la phénoménologie considérée dès lors dans ses ramifications théologiques comme tournant purement phénoménologique. Question de dieu comme question du rien, d’un rien, de rien.

Je n’ai pas résisté, comme vous l’avez entendu avec les quelques citations de Richir, à la tentation de partir de la dernière livraison de Richir en 2016, chez Jérôme Millon à Grenoble, dans la collection Krisis : Propositions buissonnières (PB) où la problématique du rien est permanente, axiale et fondamentale. Et où je lis en filigrane celle de dieu et du rien. Richir écrit : « La transcendance absolue ne donne rien » (PB10). La transcendance absolue, équivalent phénoménologique-architectonique de dieu, est assimilée par Richir à rien, mais « rien actif » (PB 58), rien actif – car la transcendance absolue n’est pas ou plus précisément dire qu’elle ‘est’ serait illusion de néant, apparence de néant ou simulacre d’être, n’est pas mais ex-iste –, apparenté à du rien en fuite infinie, à rien de saisissable, à rien de connaissable, à rien de commensurable, à du rien pur, pur rien non transposé en quelque chose c’est-à-dire en illusion pure où le néant qui en est le pôle négatif, justement, serait encore quelque chose, une entité, un concept, une idée ; bref alors pôle positif et donc simulacre d’être.

En stricte phénoménologie, il faut renverser et moduler la formule lacanienne qui énonce à sa manière, provocatrice, et je cite, que « Dieu est, ça ne fait aucune espèce de doute, ça ne prouve pas qu’il existe » (XVI 81), en disant, en revanche, que la transcendance absolue – résidu phénoménologique de dieu – ex-iste mais n’est pas. Ça ne fait aucune espèce de doute que dieu ex-site sous cette forme phénoménologique, cela ne prouve en rien qu’il soit, que dieu soit, qu’il est, que dieu est, qu’elle soit, que la transcendance absolue soit, qu’elle est. Richir énonce : « L’exister est plus archaïque que l’être ». Entre parenthèses, seuls les athées pensent que dieu est, les athées ont besoin que dieu soit pour qu’ils se définissent pas l’alpha privatif de quelque chose qui bien évidemment n’est pas, alors même que les théologiens ou certains croyants savent bien que dieu n’est pas, juste qu’il existe bien évidemment. Ce qui a fait dire à Lacan que « Les vrais athées sont au Vatican ».

C’est le Réel du trou, autre modalité de la transcendance absolue mais chez Lacan et que Richir nomme aussi « ‘trou’ », béance, blanc, lacune laissée par la transcendance absolue dans l’affectivité, trou ouvert dans l’affectivité par la fuite infinie de la transcendance absolue que la religion persiste à en faire une entité qui est. Mais, et tout est là, c’est sur cette base phénoménologique de son ex-sistence, de l’ex-sistence du trou du Réel, que cette bévue est possible (l’insuccès de cette bévue étant la mauvaise théologie, instituante de Dieu ontologisé, voire par exemple incarné en Christ ou ‘transcendantisé’ en grandeur paroxystique en Allah le très haut ou en Yahvé imprononçable). Question d’une brûlante actualité, interrogation phénoménologique sur un rien mal compris, d’un rien fait tout, de tout et du tout. Dieu n’est rien. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas, mais que c’est parce qu’il n’ ‘est’ rien que justement il n’est pas et qu’on ne peut pas en faire quelque chose. Juste comprendre qu’il existe au cœur d’un mouvement, d’un « mouvement de rien à rien dans le rien » (PB 55), comme l’écrit Richir à propos de la mobilité fondamentale que nous nommons quant à nous ogkorythme.

Motilité cruciale dont celle de la transcendance absolue est exemplaire de ce mouvement pur, d’un rien pur, expression de la mobilité de l’ogkorythme, de l’ogkorythme de la vibration pure, de la vibration pure de l’écart différentiel dont le clignotement entre apparence (illusion) de néant et simulacre d’être est dérivé. Moment d’éternité, moment d’éternité d’une vibration pure instantanée de rien à rien dans l’écart différentiel de rien à rien dont le « ‘passage’ l’est de rien à rien, sans identification possible du rien ». Et je conclus sur cette prodigieuse phrase de Richir qui elle aussi n’a pas encore tout donné ou alors presque rien « si la transcendance absolue l’est vraiment, la ‘vie’ de l’éternité est plus forte que la mort ». Presque rien, d’un rien, du rien de la transcendance absolue dont tout dépend ? Point d’interrogation.

 

[1] Robert ALEXANDER, Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, Jérôme Millon, coll. Krisis, Grenoble, 2013, 387 p.