l’énigme du cor

ONCOR YTHME

 

Robert Alexander

Collaborateur scientifique à l’Université libre de Bruxelles

Chercheur associé à l’Université Saint-Louis – Bruxelles

 

Résumé

Cette contribution mène à une phénoménologie du cor, c o r, et même à une phénoménogenèse du cor, car le p et le s tombent au profit d’un reste, cor, qui s’avère essentiel. C’est l’âme du corps, le cor du corps mais pas une âme immortelle ou transcendante comme dans le dualisme corps/âme. C’est ce qui du corps en exprime le cor même, le nœud fondamental ; bref, l’énigme du cor.

 

Mots clés

Corps – cor – oncorythme – Richir – Loreau – phénoménologie

 

 

Abstract

This contribution leads to a phenomenology of the cor, C O R, and even with a phénoménogenèse of the cor, because the p and the s fall in French to the profit from a remainder, cor, which proves to be essential. It is the heart of the body, the cor of the body but not an immortal or transcendent heart as in dualism body/heart. It is what body expresses the cor of it even, the fundamental node; in short, the enigma of the cor.

 

Keywords

Body – cor – oncorhythm – Richir – Loreau – phenomenology

 

                  

l’énigme du cor

ONCOR YTHME

Robert Alexander

 

A la mémoire de Marc Richir

 

Corps et philosophie ne font pas bon ménage ! Dans l’hypothèse philosophique la plus vraisemblable, dieu n’existe pas, l’âme n’est pas immortelle et le monde est incertain, voire barbare ! Du coup, c’est le corps qui ramasse sur son dos toutes les énigmes de notre condition. Oui, en effet, avec Max Loreau, on peut parler d’une subversion du corps, d’un corps subversif, qui sape la philosophie, un corps renversant, d’une é-motion du corps, qui émeut, donne de l’émotion et qui en même temps met en mouvement, mouvement sans concept : corps comme é-motion. Par là, il semble qu’il n’y ait pas de place pour le corps dans la philosophie. Pourquoi ? Parce ce que le corps est excès, hubris, démesure, excès qui s’excède, sexe qui cède ému et mû, s’excédant, sexe-cédant à l’énigme sans la résoudre. Enigme de l’amour tout aussi bien que nous ne cessons de faire comme si nous allions trouver la solution. Non, chaque fois, comme le peintre, la toile vierge ; comme le poète, l’écrivain, le musicien ou le philosophe, la page blanche ; comme pour les humains, le corps ému, nu et mû par son énigme, toujours à faire. C’est la thèse, ma thèse : l’énigme du cor, que j’écris c o r, sans ‘ps’, sans aucune connotation, cor de chasse et non de prise, cor ‘la’ ou ‘do’ qui crie, ‘blouit’ et ‘xplose’ comme l’écrit Max Loreau dans sa poésie.

Presqu’un oxymore, corps et philosophie, une contradiction vivante car comment voulez-vous que la philosophie, amour de (la) sagesse, arrive à penser un corps qui justement résiste, vit, désire, pousse, pulse, hurle, touche, sent, caresse, ressent, parle, jouit, souffre, jacule en tous sens, vieillit et meurt ; en un mot dérange et empêche toute prise conceptuelle à son égard, n’étant à proprement rien de tout ce qui viendrait l’amener à la dignité supposée du concept ou à la lumière de l’idée, de l’être ou du néant du reste.

Y a-t-il une philosophie possible du corps, une philosophie du corps possible – surtout après que les corpus philosophiques se soient eux-mêmes délités par une sorte d’obsolescence programmée – après avoir été ce corps, pour le moins, mis au coin et au banc pendant toute l’histoire de ladite philosophie ? Ou encore après avoir été par ailleurs porté aux nues, lancé en pâture plus récemment, à corps perdu …

Dès lors, une phénoménologie du corps ou des corps est-elle envisageable aujourd’hui après un tel déluge d’impossibilités c(h)rist-atlisées par deux millénaires de rejet, de rabaissement, d’étranglement et de dénégation dudit corps même chez les plus audacieux des philosophes car toujours, somme toute, in fine et le plus souvent, la pensée, l’esprit, le cœur et l’âme sont surévalués, mis sur un piédestal et valorisés au mépris de ce qui est la condition pourtant nécessaire à cette audace : notre corps, notre (in)carnation. Condition par ailleurs, et c’est toute la question, non suffisante pour en faire un ou du corps humain digne de ce nom. Nous n’avons pas attendu Heidegger, avec son zeste d’humanisme, pour savoir que « le corps de l’homme est essentiellement autre chose qu’un organisme animal ».

Ce qui frappe, c’est que le corps est irrésistible, irrésistible de résistances. Le corps semble résister de toutes ses forces, irrésistiblement, résister à toutes les tentatives de l’arraisonner (ne reste que l’obscur dos d’un volume originaire chez Loreau et la masse systolique archaïque d’un soi chez Richir ; tous les deux, mouvement impossible manifestant la résistance du corps, son indétermination foncière, condition de sa vie et de son invention).

Notre intention est de faire entendre quelque chose de ce qu’il en est pour la philosophie, pour une certaine philosophie, ce qu’il en est du corps, de ce que nous ne sommes pas les seuls à dire, l’énigme du corps. Ce qui veut dire interroger l’irréductibilité du corps à ses déterminations, physico-physiologiques et autres du reste. Mais alors notre question est : qu’est-ce qui reste alors du corps après cette suspension de toutes les dimensions, notamment neuropsychiques, par ailleurs pourtant bien nécessaires ? Qu’est-ce qui est non suffisant et qui pointe vers l’énigme du corps, énigme sans solution, irrésolue, qui persiste en tant qu’énigme, comme rien qu’énigme en somme ? Voilà l’ambition, qui se dirige vers une sorte de nouveau dualisme, intrinsèque au corps, du reste fort éloigné à la fois du dualisme cartésien âme/corps et du monisme matérialiste. L’énigme étant dans les deux derniers cas en quelque sorte résolue soit au niveau de l’âme soit au cœur même de la matière du corps.

Pour la phénoménologie, le corps a ce privilège d’avoir de l’énigme qui lui colle à la peau. Et, dès lors, on a en effet un gros problème avec le corps en philosophie ! Car, qu’est-ce que le corps ? De quoi parle-t-on au juste et en définitive avec la question du corps ? N’est-il pas, en fin de compte, une énigme sans solution, la grande énigme humaine, dont on ne peut faire le tour, sauf à se jouer le tour comme dans la tradition, ou alors le corps reste-t-il à inventer indéfiniment ? Certainement, oui, toujours à inventer, mais tentons de comprendre pourquoi. En régime phénoménologique, la thèse est, en définitive, assez simple, et l’on doit à Richir d’avoir non seulement ouvert la voie mais aussi de traiter de la question avec grande justesse et, pensons-nous, une force philosophique d’une intensité peu commune. Voyons cela de plus près.

Donc, « il y a, en quelque sorte, dans le corps, quelque chose qui excède le corps » (Richir, le corps, Hatier, p. 7), excès qui n’est ni abcès ou excroissance du corps physique mais excès élémentaire illocalisable, excès déjà des sensations (la tendance du corps à s’évanouir dans les choses), excès des affections (psychologie), excès de l’affectivité, excès des passions (excès du sentiment dans le sentiment lui-même), jusqu’à l’excès de « la pensée qui dans son excès même qui, semblant le plus loin du corps, en porte profondément la trace, au point qu’on pourrait presque parler d’un ‘corps de la pensée’ » (p. 23). Il est donc « toujours possible de considérer cet excès sans l’hypostasier en ‘entité’ (âme) séparée » (p. 23) – comme cela a été le cas dans presque toute l’histoire de la philosophie – c’est la thèse que nous soutenons aussi : garder l’énigme du corps comme excès, où le corps s’ex-cède, sexe qui cède à l’énigme sans pour autant la résoudre.

Le corps est excédé par un excès, mais un excès de rien, de rien de physico-physiologique ou de psychologique, excès de rien, rien qu’excès, un excès qui manque ou comme manque qui excède. Un excès du corps sur lui-même, à même le corps, mais qui pose problème à n’être pas objectivable, mesurable, déterminable. Excès comme écart de non coïncidence, excès de non adhérence qui fait que nous n’adhérons pas en principe complètement à nos expériences, sinon nous ne les reconnaîtrions même pas, nous y serions coincés comme dans nombre de cas de psychopathologies. Mais cet excès est en quelque sorte – c’est toute la difficulté à laquelle nous sommes confronté – non physique, non corporel, immatériel, non spatial (non homogène et non isotrope) et non temporel (non continu et non linéaire) – dit comme ça, c’est vite dit, mais nous travaillons sur cette question depuis longtemps et même une thèse de doctorat n’a pas suffi, ni un livre et des articles de recherche, à lever l’énigme. Ce n’est du reste pas de la petite bière car que peut bien signifier un excès, un écart non spatial ou un laps non temporel à même le corps pourtant bel et bien physique et matériel, c’est une torture de l’esprit si on se met à penser que cela peut avoir une certaine importance pour arriver justement à parler par exemple du corps –, excès que nous nommons l’énigme du cor (que nous écrivons pour notre part sans ‘ps’, c o r, et ce sans ‘ps’ sans connotation politique aucune).

Enigme du cor qui – et c’est tout le paradoxe qui culmine à l’oxymore – bien qu’immatériel et incorporel s’avère leiblich, incarné, charnel, car non redevable à de l’immatérialité ou de l’incorporéité d’un dieu ou d’une divinité, d’un concept, d’une idée, d’un eidos, car c’est l’incorporel du corps-même, l’immatériel de lui-même, corps à corps sans solution ; cor aspatial et atemporel, néanmoins et pourtant en mouvement de transcendance mais pas transcendant. Nous nommons cette énigme du cor, c o r, oncorythme – rythme du cor et masse, volume du cor. Excès impossible d’un impossible excès, excès en dedans, en retrait, masse rythmique du cor qui ouvre à l’énigme du cor ‘où’ se déploient sens, sensations, affections, passions, pensées et questions métaphysiques. On est donc loin de la division traditionnelle de l’âme et du corps.

Le cor c’est le cœur du corps, l’âme du corps, mais comme Lacan l’écrit, l’âme-a-tiers du corps, ‘vaines formes de la matière’ disait Mallarmé, c’est son réel, le trou du réel. Ce qui du corps en exprime la chair subtile, celle de notre humanitude, et non ce corps livré à la science objective, corps physico-chimique, certes d’une complexité redoutable mais bien incapable de toucher à ce qui est non suffisant, malgré que nécessitant ce corps, pour qu’il y ait vie, affectivité, passions et pensées. C’est le cor de la pensée, en somme.

Il ne nous paraît léger, notre corps, que lorsque nous nous sentons des ailes, lorsque nous aimons et désirons, et très vite il se rappelle à nous par la souffrance et les maux, par le vieillissement, et in fine la mort, parfois douce parfois brutale mais toujours lieu ultime de l’énigme car jamais, eh oui, nous ne saurons. Mais les excès dont on vient de parler, mes pensées, mes passions, mes affections, voire mon âme, vieillissent-ils ? Mes fictions du corps ne sont-elles pas éternelles ?

C’est donc à une phénoménologie du cor, c o r, et même à une phénoménogenèse du cor, c o r, que nous vous convions, car le p et le s tombent au profit d’un reste, cor, qui s’avère essentiel. C’est l’âme du corps, le cor du corps mais pas une âme immortelle ou transcendante comme dans le dualisme corps/âme. C’est ce qui du corps en exprime le cor même, le nœud fondamental ; bref, l’énigme du cor.

Qu’est-ce que la phénoménologie pour avoir son mot à dire sur le corps ? Une phénoménologie du corps, du phénomène du corps ? La phénoménologie, c’est, en un mot, étudier cet excès, la transcendance (phénoménologique) du phénomène du cor, ou devrions-nous dire la descendance, la ‘rétroscendance’ ou la trans-immanence du phénomène du cor sur tout ce qui viendrait le ramener sur une ou des déterminations, causales, scientifiques, ontologiques, théologiques, eidétiques, idéales, imaginaires, matérielles (le phénomène du corps n’est pas chose ou objet, c’est rien et c’est parce qu’il n’est rien qu’on ne peut pas, en principe, le prendre pour un moyen, utile – on le sait trop bien, on peut le décapiter, le torturer, l’exterminer – il n’y a pas de garantie, seul rempart : juste un excès à inventer, à narrer, à faire, à être, à vivre). Au profit de ce qui, reste inassimilable et irréductible, constitue l’énigme du corps, justement son excès, sa transcendance phénoménologique. Excès, solde, reste ou résidu dit phénoménologique apparenté à ce que Lacan appelle le Réel, non symbolisable et non spécularisable. Ce reste, comme le trou chez Lacan, jamais vous ne l’aurez, dit aussi la phénoménologie. Le pari de la méthode phénoménologique est de traiter cette transcendance phénoménologique ouverte sur l’abîme, de cet excès singulier, sans cependant ‘tomber’ ni sur une transcendance déterminée (tournant théologique de la phénoménologie française pointé par Dominique Janicaud), ni sur une immanence froide.

Il se fait que rencontrer le rien que phénomène de la phénoménologie, le rien que phénomène du corps, affole, dépossède, fait chuter, fait inventer, est imprévisible, événement, entre étrangeté et ignorance. C’est aussi l’énigme du cor.

Ainsi, une certaine philosophie fait le pari peut-être insensé et fou que tout n’est pas causal ou sous la coupe de la catégorie de causalité mais que tout, comme par exemple le corps, recèle un sens de l’expérience humaine qui échappe, un excès, et qui ne va pas de soi, ou plutôt qui interroge ce qui ne va pas de soi dans ce qui va de soi, dans ce qui va apparemment de soi. Le pari que les ressources en sens débordent tout ce qu’on peut dire ou prédire, théoriser ou mettre en coordonnées scientifiques ou autres, pari de ce qu’il y a toujours plus, ou moins du reste, dans la phénoménalité. Corps toujours déjà parlant, au langage mais dont le sens est à produire, reste à faire, toujours à faire. Merleau-Ponty a cette phrase redoutable : « L’Etre est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l’expérience », l’être qui est la chair, pour lui le corps de chair et la chair du monde, est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l’expérience. C’est à une phénoménologie de l’invisible du corps (Merleau-Ponty) qu’on est mené, phénoménologie de l’inapparent (Heidegger), métaphysique phénoménologique du corps chez Richir qui donne du sens à ce qui n’existe pas comme le disait Valéry : « Il n’est rien de si beau que ce qui n’existe pas », car à créer, à faire, à vivre, corps à créer, corps à faire, corps à vivre et à détruire, à mourir bien évidemment.

En conclusion, afin d’ouvrir toutes ces questions à la discussion, nous appelons donc ‘ce corps’ ‘gonflement de l’âme’ dont parle Merleau-Ponty, cette ‘âme’ ‘excès du corps’ dont il est question chez Marc Richir ou cette ‘genèse du corps’ que ‘l’âme abrite en soi’ et où ‘le corps est la genèse de l’âme’ pour Max Loreau, ce corps qui n’est pas encore ou plus dialectisé en opposition ou en monisme, nous nommons ce corps, le cor, c o r, ce qui à même le corps en tisse son énigme, en sus du corps physico-chimique, certes nécessaire mais non suffisant, que la science objective institue et traite avec plus ou moins de succès. Cor alors vécu, cor du vivre incarné, cor d’une communauté inavouable dirait Blanchot, cor phénoménologique, cor masse et rythme, cor fort singulier car, et c’est là toute la difficulté, cor non spatial et non temporel, cor certes pas immortel mais pourquoi pas éternel.