Texte publié en ligne dans la revue Eikasia, revistadefilosofia.com, numero 63, mars 2015, pp. 37-46.

 

« Il n’est rien de si beau que ce qui n’existe pas. »

Paul Valéry, Variété I, 1920, p.70.

 

Cet incroyable texte, Petite Lettre sur les Mythes[1], – à peine quinze pages – paru dans Variété II en 1930, est une petite merveille, dont Paul Valéry a le secret, d’une beauté époustouflante et d’une profondeur philosophique exceptionnelle. Un exemple et une attestation littéraires[2], insignes s’il en est, où l’imagination semble se creuser jusqu’à sa dimension phénoménologique la plus originaire et la plus archaïque : vers un univers proprement phantastique[3] dont l’infigurabilité constitue l’essentiel, comme lorsque nous rêvons ou imaginons mais aussi quand nous pensons. Concrètement, c’est tout ce qui nous passe par la tête et qui n’est pas fixé ni déterminé mais flou, entremêlé, confus et en mouvance, qui à proprement parler n’existe pas en tant que tel mais ne cesse de nous travailler sans se stabiliser. Loin des images et des figures de l’imagination, proche d’une concrétude tout en mouvement sans présent assignable et donc tout à la fois protéiforme, discontinue, fuyante, ombreuse et insaisissable, pour ne citer que quelques caractéristiques essentielles de la phantasia. Ici, dans ce texte, c’est par « monstre », « chimère » (250), « centaures » et « anges » (253) interposés par Valéry lui-même, de surcroît par « fantasmagories » (258) et « phantasmes » (257), que nous entrons dans un véritable lieu mythique, voire fabuleux, d’une profusion transitionnelle et virtuelle inouïe propice à l’inédit, à l’imprévu et, donc, à la création.

Il n’est pas exclu de penser que Valéry détenait déjà des outils intellectuels permettant d’appréhender cet autre monde dont parle aujourd’hui la phénoménologie, un autre monde où, comme il n’a cessé de l’écrire lui-même, il n’est rien de si beau que ce qui n’existe pas. Non pas qu’il puisse s’agir des produits finis du monde de notre imagination, eux ils existent en somme par figures et images, comme du reste et en fin de compte existent ceux des mondes idéaux ou divins, par idées et dieux divers ; ontologiques ou eidétiques, par être et eidos ; doxiques ou intentionnels par doxa et noèse/noème, spirituels ou intellectuels aussi, et bien évidemment nos mondes perceptifs, corporels et matériels. Bien au contraire, le monde phantastique n’existe pas mais est pourtant bel et bien en mouvement, en transition infinie. Il vit de ne pas exister et de produire des effets par cette inexistence même. Ce qui le rend virtuel, transitionnel et infigurable. Surtout, il est la condition sine qua non pour que du neuf et de l’inattendu surgissent. Sans lui, le retour aux paramètres spatio-temporels déterminés des dits mondes constitués, bien qu’en mouvement eux aussi, empêche la dynamique inventive et réellement créatrice de se mettre en branle. Il appert que réside très probablement à cet endroit atopique et hors temps la leçon valéryenne. Leçon éminemment poétique et littéraire mais également philosophique, voire – c’est notre thèse – phénoménologiquement ‘femmetastique’ !

Mais, de quoi s’agit-il dans le texte ? Valéry écrit une lettre à sa « chère amie » (243, 256 et 258), « chère âme » (246) ou « sage et simple amie » (245) l’appelle-t-il aussi, dont nous ne savons rien, et lui déclare avoir reçu une lettre, « fort longue et passablement caressante » (243), provenant d’« une dame tout inconnue » de lui, dont nous ne savons pas davantage quoi que ce soit, seulement « femme sans visage » (245), « femme sans corps » (256), femme mythique – femme phantastique plaidons-nous ici où l’imagination se tisse originairement femme, ‘femmetasia’ créatrice, ‘femmetastique’ devrait-on écrire aussi – qui l’interroge sur « quantité de points difficiles » (245) : Dieu, l’amour, la poésie, les rêves … Valéry semble se piquer au jeu à l’occasion de cette rencontre toute singulière, rencontre au sens kerckhovenien[4] du terme, car rencontre éminemment ‘femmetastique’ justement, à la pointe d’un rien tout ténu – ne sachant « que le parfum de son papier » (245) – où le tout des mondes virtuels s’engouffre, le tout de l’amour et celui de la création véritablement libérée de ce qui viendrait l’empêcher de faire surgir du nouveau non encore possible et inactualisable auparavant. Valéry répond, affirme-t-il. En précisant, d’emblée, qu’écrire, inventer, créer, répondre à la lettre en l’occurrence ici, sont sa richesse bien plus que la lecture. « La lecture me pèse, il n’y a guère que l’écriture qui excède un peu ma patience. Je ne suis bon qu’à inventer ce qu’il me faut sur le moment. Je suis un misérable Robinson dans une île de chair et d’esprit toute environnée d’ignorance, et je me crée grossièrement mes ustensiles et mes arts » (244). Et un peu plus loin : « Je suis pauvre mais je suis roi, et sans doute, comme le Robinson, je ne règne que sur mes singes et mes perroquets intérieurs ; mais enfin, c’est régner encore … Je crois, en vérité, que nos pères ont trop lu et que nos cerveaux sont faits d’une pâte grise de livres … » (245). Le remède sera l’invention basée au cœur d’un univers en gésine résolument femmetastique.

Revenons à la « questionneuse » (245), « dont » Valéry « ne sait que le parfum de son papier (et ce puissant parfum » lui « donne une idée de nausée ») (245). Elle, « cette odorante indéterminée » (246), l’interroge sur les mythes et sur la science des mythes, « dont elle feint de croire » que Valéry puisse « délivrer son esprit » (243). « Dieu sait pourquoi », nous dit-il, « je lui ai répondu, et quels obscurs espoirs, quels soupçons de doux risques m’ont séduit à lui écrire » (246). Car il s’agira, en effet, de feindre tous deux, de séduire et d’être séduits, dans les deux sens que nous ne tardons pas à comparer, à établir comme un lien de parenté, mutatis mutandis et à même une relation amoureuse, avec la relation analytique celle-là : Valéry analysant, Valéry analyste, Valéry phantastique, ‘femmetastique’ lieu du réel lacanien faisant déchoir l’imaginaire par le symbolique[5] lui aussi troué. Mais ils sont trois, l’inconnue, la chère amie et Valéry ! L’inconnue en quelque sorte imaginaire, la chère amie pour ainsi dire symbolique et Valéry réel à tout prendre eût dit Lacan. Car le Réel est également le nœud que constituent les trois, ensemble. Valéry analyste et analysant vis-à- vis de l’inconnue, mais également analysant de sa chère à qui il se confie. Ballet d’un trois ‘femmetastique’ voudrions-nous montrer.

Avançons d’un pas. Très tôt dans le texte, une donnée essentielle apparaît, Valéry va feindre, lui aussi, comme elle, des connaissances sur le sujet des mythes, il va imaginer et même bien plutôt surtout ‘phantasier’, si ce mot pouvait se dire en français, ce qui n’est justement pas imaginer. « Il s’agissait de feindre des connaissances que je n’ai point et dont ceux qui les possèdent ne me rendent pas jaloux. Heureux ceux qui les ont ! Mais, si solides qu’elles soient, malheureux s’ils reposent sur elles » (246). Etonnante entrée en matière, feindre des connaissances qu’il n’a point, et cela ne fait que commencer, où cette sorte de fiction de savoir va devenir la condition d’une réponse à une demande, vraisemblablement d’amour. Ambivalence qui va jouer tout au long du texte où Valéry va tantôt occuper la place de l’analyste renvoyant la demanderesse à sa position d’analysante et tantôt se trouver lui-même en demande d’amour ; la dernière phrase du texte en dit long à ce sujet et résonne curieusement sur l’ensemble comme en contre-transfert : « Adieu, chère ; j’allais revenir sur l’amour ». Laissons ceci pour l’instant, le temps de la lecture.

La feinte de savoir qui invente, cette phantasia se faisant, sera de mise afin qu’ils s’aperçoivent (l’aperception est ici temporalisation du désir comme création phantastique) ne pas savoir davantage l’un que l’autre, sauf à se monter le coup, à se le faire accroire provisoirement.

Revenons à la lettre : « Je ne savais m’orienter dans mon désordre, à quoi prendre pour y planter mon commencement et développer les vagues pensées … » (247). L’analyse sera donc artistique et scripturale, autre résonnance de la parole. La réponse sera de l’ordre du signifiant étalé sous la forme d’une lettre, d’un semblant de lettre. L’enfantement douloureux mais fécond. « Ma plume piquait dans le papier » (247), « Puis cette plume qui tuait le temps à petits traits, se mit d’elle-même à esquisser des formes baroques, poissons affreux, pieuvres tout échevelées de paraphes trop fluides et faciles » (247). Sorte de dessins automatiques bruts où sa plume « engendrait des mythes qui découlaient de mon attente dans la durée, cependant que mon âme, qui ne voyait presque pas ce que ma main créait devant elle, errait comme un somnambule entre les sombres murs imaginaires et les théâtres sous-marins de l’Aquarium de Monaco » (248). Outre que Valéry décrit fort bien à la fois la dissociation qui est à l’œuvre entre la main occupée à inventer et l’âme rêvassante, tout en entamant une belle description phénoménologique de la création, c’est ici, très précisément, qu’intervient un nouveau moment capital. Valéry se demande « Qui sait », « si le réel dans ses formes innombrables n’est pas aussi arbitraire, aussi gratuitement produit que ces arabesques animales ? » Et, ajoute-t-il : « Quand je rêve et invente sans retour, ne suis-je pas … la nature ? – Pourvu que la plume touche le papier, qu’elle porte de l’encre, que je m’ennuie, que je m’oublie, – je crée ! » (248). On ne peut que penser à la phrase redoutable de Caton l’Ancien cité par Richir en épigraphe d’un article de 1992 : « C’est quand je ne fais rien que je suis le plus actif, quand je suis tout occupé avec moi-même que je suis le moins seul. » Lorsque, surtout, je me laisse aller à rêver, à inventer, tout en oubliant et m’ennuyant, ce qui de la nature se décline, en transcendance physico-cosmique en tant que résidu phénoménologique de la dite phusis, dans la virtualité de phantasiai qui assaillent le soi et lui permettent tout aussi bien de dire quelque chose qu’il n’avait pas, qui n’avait pas pu être déjà dit auparavant, prouvant que le sens qui se fait à mesure en se créant dit autre chose que lui-même en puisant ainsi en un lieu littéralement phantastique tissé de mille et une irréalités encore à naître, en train de poindre plus précisément dans la fluidité vague et baroque d’un brouillard silencieux dont l’opacité recèle la capacité du monde en genèse, presque rien somme toute. Et pourtant.

Valéry poursuit sa phénoménologie, passe directement à la vitesse supérieure, en nous apportant un remarquable condensé de cette dynamique spatio-temporelle phantastique propre à la création, en même temps qu’à celle de la nature, de l’artistique et celle de nous-mêmes. Lisons plutôt : « Un mot venu au hasard se fait un sort infini, pousse des organes de phrase, et la phrase exige une autre, qui eût été avant elle ; elle veut un passé qu’elle enfante pour naître … après qu’elle a déjà paru ! Et ces courbes,  ces volutes, ces tentacules, ces palpes, pattes et appendices que je file sur cette page, la nature à sa façon ne fait-elle de même dans ses jeux, quand elle prodigue, transforme, abîme, oublie et retrouve tant de chances et de figures de vie au milieu des rayons et des atomes en quoi foisonne et s’embrouille tout le possible et l’inconcevable ? » (249) Oui, l’inconcevable, l’impensé, la virtualité, toute la virtualité phantastique transitionnelle et infigurable, embrouillée et foisonnante, qui ne s’épuise pas plus dans un présent que dans le simple possible pouvant devenir actuel. Comme la nature, ou le réel valéryen, qui métamorphose en permanence une sorte d’inconscient vivant ludique tantôt oubliant ou abîmant, tantôt créant ou modifiant, rayons et atomes du monde. Virtualité phantastique qui donc garde avec elle l’infinité des mondes, non pas possibles ou imaginables mais virtuels, qui ne cessent de perturber en profondeur les paramètres de l’espace-temps exigeant, pour la phrase en cours au hasard de son sort infini, à la fois une phrase « qui eût été avant elle » et « un passé qu’elle enfante pour naître … après qu’elle a déjà apparu ». L’esprit ferait-il donc semblant ? Même si c’est en faisant comme la nature, comme si la nature elle-même, arbitraire, allait ainsi et jouait à Colin-maillard sans voir, sans savoir, oublieuse et prodigue tout en même temps.

Oui, mais l’esprit lui « fait semblant de créer », comme Valéry fait aussi semblant de savoir ce que cette femme lui demande, se posant par là même, somme toute, en sujet supposé savoir. Bien davantage, la femme le requiert à cette fonction, qu’il assume du reste en créant la possible fiction. « Il (l’esprit) compose au vrai le mensonge ; et cependant que la vie ou la réalité se borne à proliférer dans l’instant, il s’est forgé le mythe des mythes, l’indéfini du mythe – le Temps … » (249). Le mot est lâché. Et avec une majuscule de surcroît. Le Temps. Temps qui se voit de suite adoubé du mensonge, cœur de l’articulation analytique mise au jour, philosophique tout aussi bien, « le mensonge et le temps ne seraient point sans quelque artifice. La parole est ce moyen de se multiplier dans le néant » (249). Nous soulignons. La parole sera donc créatrice ou ne sera pas. Nous sommes toujours, ne l’oublions pas, dans la réponse à cette « dame invisible et tendre ». « Dame », lui écrit Valéry, lui écrire pour lui dire, « ô mythe ! Mythe est le nom de tout ce qui n’existe pas et ne subsiste qu’ayant la parole comme cause » (249). Nous soulignons. La parole devient le médium, cause du renvoi de l’un à l’autre des faux amants épistoliers. Tout ceci avec toute la vigilance suprême que l’homme de Sète souligne : « il n’est de discours, si obscur, de racontar si bizarre, de propos si incohérent à quoi nous ne puissions donner un sens. Il y a toujours une supposition qui donne une sens au langage le plus étrange » (249). Extraordinaire lucidité analytique s’il en est, dans le chef de Valéry, lui-même conscient de sa nature censée se porter sur le plus bizarre et le plus étrange discours, « tant la parole nous peuple et peuple tout » (253). Parole cause de la garde de tout ce qui n’existe pas, rien n’étant plus beau pour Valéry, parole garante du hors langage et c’est cela que le nom Mythe dit infiniment en se multipliant dans le néant : le Temps, phantastique à souhait.

Notre écrivain poursuit en prenant l’exemple de la « diversité simultanée » (250) de plusieurs récits de la même affaire. « Leur concurrence procrée une chimère » (250). Mais, ajoute-t-il de façon pertinente : « un monstre ou une chimère, qui ne sont point viables dans le fait, sont à leur aise dans le vague des esprits » (250). Serait-ce une approche de la mobilité de l’inconscient ? Ici inconscient phénoménologique plus que symbolique car le vague des esprits, chimérique à tous crins, ne demande pas encore de mots ni de signifiants ni d’images figurables explicitement, baignant plutôt dans l’étrangeté, voire la bizarrerie, de ce qui à proprement parler n’existe pas ? Version de l’inconscient phantastique à ce titre comme support de ce que Maldiney appelle pour sa part, et dans un autre contexte, la « simultanéité en profondeur », « simultanéité de tensions contraires » du sens d’une œuvre d’art ou de l’existence ? En somme, aux yeux de Valéry, c’est l’inconscient comme mythe, car « ce qui périt par un peu de précision est un mythe » (251). Les mythes, en effet, meurent sous « des questions et des interrogations catégoriques dont l’esprit éveillé s’orne de toutes parts » (251). Et, Richir le soulignerait, comme nous ne sommes jamais complètement éveillés, comme nous ne sommes guère davantage complètement endormis, lorsque l’esprit vaque au vague de son dynamisme phantastique.

Le cauchemar lui-même ne semble pas échapper à cette motilité. C’est de ce thème dont il s’agit immédiatement après : « Voyez comme le cauchemar compose en un drame tout-puissant, quelque diversité de sensations indépendantes qui nous travaille sous le sommeil » (251). Et plus loin encore ; « autant de données séparées et incohérentes ; et personne encore pour les réduire à elles-mêmes et au monde connu » (251). Trop tôt pour se fixer sur une image ou une idée. La conséquence est lourde : « Il en résulte une création originale, absurde, incompatible avec la suite de la vie, toute-puissante, toute effrayante, qui n’a en soi-même aucun principe de fin, point d’issue, point de limite … » (252). Infini du Mythe, et donc Temps sans bornes, de l’inconscient phantastique qui devient pour ainsi dire le moteur de « toute l’histoire de la pensée » qui « n’est que le jeu d’une infinité de petits cauchemars à grandes conséquences » (252) et qui va petit à petit contaminer l’ensemble des préoccupations valéryennes.

« Tout notre langage » qui « est composé de petits songes brefs » (252). « En vérité, il y a tant de mythes en nous et si familiers qu’il est presque impossible de séparer nettement de notre esprit quelque chose qui n’en soit point » (252). Summum de la démonstration. Valéry se demande s’il ne fait « point dans cet instant tant le mythe du mythe pour répondre au caprice du mythe » (253). Quelle lucidité ! Mythe de l’amour ici, de son désir pour l’inconnue, de sa position feinte et, en définitive, mythique, pris comme à la lettre ‘femmetastique’. Inconnue en phantasia, belle de ne pas exister sauf à vivre cette vie poétique et littéraire qui fait ex-sister autrement.

« Oui, je ne sais que faire pour sortir de ce qui n’est pas, chères âmes ! » (252). Notons que Valéry écrit « chères âmes », comme s’il s’adressait aux deux femmes, la sage amie dont il est très vraisemblablement amoureux, dont nous ne savons rien non plus, et l’autre invisible questionneuse qui le titille également d’un amour dont il ne peut pas ne pas être lui-même amoureux. De cet embarras, semble-t-il fondamental, on passe de la contamination à la prolifération quasi métastatique du mythe à l’ensemble, comme si une nouvelle philosophie, elle quasi systématique et englobante, allait pouvoir ériger le Mythe, le Temps, à la dignité phantastique d’un imaginaire devenu sans objet et fantomatique de part en part. « Songez que demain est un mythe, que l’univers en est un ; que le nombre, que l’amour, que le réel comme l’infini, que la justice, le peuple, la poésie … la terre elle-même sont mythes ! » (253) Ainsi « le passé » (253), « toute l’histoire » (253). Valéry va même jusqu’à prendre l’exemple de ceux qui prétendent être allés au pôle et qui « n’ont pensé y être que par des raisons qui sont indivisibles de la parole … » (253). Ainsi, « chaque instant tombe à chaque instant dans l’imaginaire » (253), imaginaire d’une sorte bien curieuse car il fait entrer l’esprit « dans le vide du mythe du temps pur, et vierge de quoi que ce soit qui ressemble à ce qui nous touche », « assuré seulement qu’il y a eu quelque chose » dans l’histoire passée lointaine, « construit pas sa nécessité essentielle de supposer un antécédent, des ‘causes’, des supports à ce qui est, ou à ce qu’il est, – enfante des époques, des états, des événements, des êtres, des principes, des images ou des histoires de plus en plus naïves, qui font songer, ou qui se réduisent aisément à cette cosmologie si sincère des Hindous, quand ils plaçaient la terre, afin de la soutenir dans l’espace, sur le dos d’un immense éléphant ; cette bête se tenant sur une tortue ; elle-même portée par une mer que contenait je ne sais quel vase … » (254-255).

En outre, « le philosophe le plus profond, le physicien le mieux armé, le géomètre le mieux pourvu de ces moyens que Laplace pompeusement nommait ‘les ressources de l’analyse la plus sublime’, – ne peuvent ni ne savent faire autre chose » (255). Quelle autre chose ? Parler, écrire, créer, feindre, finir par vivre s’entend; bref, et en un mot, phantasier, ‘femmetasier’, c’est tout un. « C’est pourquoi il m’est arrivé », confesse Valéry, « d’écrire certain jour : Au commencement était la Fable ! » (255) Fable, Parole, Mythe, Temps ont la même dénomination commune chez Valéry. Celle d’ouvrir au phantastique, de concourir à se nourrir de ce qui n’est pas et d’y déambuler sans s’y déplacer comme on passerait d’une image ou d’une figure à une autre mais bien plutôt d’y voyager sans image et sans objet ; bref, sans concept de ce que serait déjà une forme imagée. « Ce qui veut dire que toute origine, toute aurore des choses est de la même substance que les chansons et que les contes qui environnent les berceaux … » (255) Valéry va jusqu’à en faire « une sorte de loi absolue » (255). Loi qui peut se résumer ainsi : « le faux supporte le vrai, le vrai se donne le faux pour ancêtre, pour cause, pour auteur, pour origine et pour fin, sans exception ni remède, – et le vrai engendre le faux dont il exige d’être soi-même engendré » (255). « Toute causalité, tout principe des choses », – où nous voyons ici que nous atteignons le nerf, la racine du questionnement philosophique valéryen –, « sont inventions fabuleuses » (256). Le tout culminant dans ce passage d’une intensité dont seul Valéry sait faire porter la charge : « Que serions-nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas ? Peu de chose, et nos esprits bien inoccupés languiraient si les fables, les méprises, les abstractions, les croyances et les monstres, les hypothèses et les prétendus problèmes de la métaphysique ne peuplaient d’êtres et d’images sans objet nos profondeurs et nos ténèbres naturelles. Les mythes sont les âmes de nos actions et de nos amours. Nous ne pouvons agir qu’en nous mouvant vers un fantôme. Nous ne pouvons aimer que ce que nous créons » (256 – nous soulignons). La messe semble dite.

La lettre ainsi créée ‘femmetastiquement’ devient lettre d’amour, mythe par excellence pour Valéry – lettre d’amour qui est la seule chose d’un peu sérieux que nous puissions faire selon Lacan – lieu de notre humanité. Lettre pour l’aimée, lettre de l’amour des lettres ou bien mieux de l’amour de la Parole, du Mythe, de la Fable et donc du Temps phantastique. Petite lettre sur les mythes de l’amour, lettre de l’amour de la lettre qui reste lettre morte, « femme sans corps dont je crains et ne hais point que vous soyez jaloux » (256). Enorme puissance venant de l’inconnue cause du désir de l’amour, de l’amour des mythes phantastiques redevable aux miracles. « Je me suis donc laissé dire à mon inconnue que l’aurore et que le soir du temps, pareils à ceux d’une belle journée qui sont tout enchantés et illuminés de prestiges par le soleil très bas sur l’horizon, se colorent, se remplissent de miracles » (257). De telle sorte qu’en définitive, « ce que demande notre esprit, les origines qu’il réclame, la suite et les dénouements dont il a soif, il ne peut qu’il ne les tire et ne les subisse de soi-même : séparé de l’expérience, isolé des contraintes que le contact direct lui impose, il engendre ce qu’il lui faut selon soi seul. Il se rétracte en soi, il émet l’extraordinaire. Il fait jaillir des ses moindres accidents des créations surnaturelles. Dans cet état, il use de tout ce qu’il est ; un quiproquo, un malentendu, un calembour le fécondent » (257-258 – nous soulignons). De telle sorte que l’esprit se contractant au phantastique, se décontracte en lettre ‘femmetastique’, en émettant l’extraordinaire inédit, neuf, vierge. Dans le langage de Richir, l’affectivité, ici le soi valéryen, l’esprit, en hyper-condensation systolique, se libère au fil de la détente diastolique du schématisme qui dit en fin de compte en langage un fragment de l’énigme rencontrée au cours de l’impossibilité de clore le mouvement de contraction par le même impossible absolu – irréductiblement manqué et découvert par le soi – sans solution de la transcendance absolue. La création du sens, sa nouveauté, est à cette condition et à elle seule. Sans phantastique ouverture indéfinie, le sens serait lettre codée, annoncée, prévue, ânonnante et psittacique. Bien loin alors de la petite lettre sur l’amour, mythe du temps de la fable ‘femmetastique’.

Si, maintenant, nous tentons de prendre encore un peu de recul, nous nous apercevons que Valéry semble poursuivre le jeu très finement jusqu’à certaines extrémités dont il a le goût, car il ne nous donne ni la lettre que lui a écrite la Dame, ni sa lettre de réponse. Et pour cause, nous n’avons, en somme, que le semblant de sa lettre, son âme phantastique en quelque manière, sous la forme de ce petit texte admirable de concisions mythiques et de profondeurs fabuleuses adressées à sa chère âme d’amie simple et sage, elle-même inconnue.

Il semble donc que cette phantastique lettre-réponse qui n’en est pas une, se dédouble en elle-même en une autre originairement phantastique elle aussi, à savoir la lettre de l’inconnue. On voit, par là, que Valéry feint tout autant ce qu’il émet que la cause de cette émission. L’ensemble du ‘dispositif’ est bel et bien, et irréductiblement, Fable, Mythe, Temps et parole ‘femmetastique’. Artifice suprême pourrait-on dire, dispositif analytique, technique par excellence celui-là. La découverte de la fin de la cure étant ici que seule la création, à partir de ce qui n’existe pas pour en revenir toujours comme au premier émoi, constitue la phantastique démonstration.

Une histoire d’amour bien entendu. Il n’y a pas de doute. Il l’aime et in fine, et même d’emblée somme toute, il les aime, mais ne le dit pas et, comble de l’éthique, il ne l’écrit ni ne lui ni ne leur confesse. Il se garde en simulant, il se retient. Dans le même temps, il souhaite qu’elles l’aiment malgré cette phantastique aventure, qu’elles l’aiment de la même façon, mais y en a-t-il une autre, comme à distance, afin qu’il ne chute pas comme objet de son désir à elles. La fascination de la Dame – courtois souvenir –, et c’est une exigence, devrait à son tour, comme lui, se retenir et devenir cause de son désir à lui, vierge pour vivre. Il n’en va pas autrement de sa chère et tendre, tenue elle aussi à une juste distance, à la lettre près, et de laquelle il dit que, si la lettre fût d’elle, de la réponse « jamais vous n’eussiez tiré de ma tête autre chose que de pures plaisanteries, dont la plupart impures, et le reste légères » (245).

Dans le fond, on ne sait plus très bien qui joue quel rôle. Ni si de rôle à jouer il s’agit. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’il joue à faire d’eux, les trois ensemble, aimé, aimant et amant, l’objet de l’amour mais dont la réciprocité supposée manifeste moins son échec que sa mise en forme littéraire phantastique, foncièrement couplée à l’approfondissement intensif de l’invention de soi, de sa vie, de la vie. Si Valéry n’est bon qu’à inventer, inventeur fabuleux à tout le moins, c’est qu’il entre de plain-pied dans la vivacité du Mythe comme Mythe du vivre. Il ne pourra aimer que ce qu’il crée. Seule sa création, les lettres finement feintes ici, son texte, son œuvre tout entière du reste, ses Cahiers, ces femmes et les femmes, les ‘femmetastiques’ devrait-on décidément les appeler, ourdissent son amour pour la littérature et la poésie, lieu focal du phantastique.

Que la Dame aime l’œuvre est sous-entendu, non l’homme mais l’écrivain ? Que sa chère aussi soit inversement objet d’amour pour Valéry, car il l’aime bien entendu. Tous trois aiment le phantastique dont l’autre semble animé. Le mythe s’amplifie, sans cesse. La parole s’engage. L’esprit s’élance au hasard. L’indéfini du mythe se révèle être le Temps, le temps de la fable de la création. Pour notre plaisir. Sublime réserve phantastique lui aussi, à n’en pas  douter.

La dernière phrase du texte ne laisse plus personne dupe, ou bien serait-ce tous les protagonistes qui le soient, nous y compris : « Adieu, chère, j’allais revenir sur l’amour » (258). Décidément, la Petite Lettre a, sur les Mythes, du désir fait son lit-téraire à l’amour ! Femmestatique, non ?

[1] Paul Valéry, Variétés II, La Petite Lettre sur les Mythes, Paris, Gallimard, 1930, pp. 243-258. A chaque fois, nous indiquons entre parenthèses la page du texte.

[2] Un autre exemple littéraire chez Valéry, Une idée fixe, de 1932, où nous voyons à l’œuvre une phénoménologie de l’implexe. Voir notre contribution, « Phénoménologie de l’implexe valéryen », dans les Annales de phénoménologie N°12, 2013, pp. 59-73.

[3] Nous nous inspirons largement et librement dans cette étude des concepts mis au jour par Marc Richir dans ce qu’il faut appeler aujourd’hui la refondation, en profondeur, de la phénoménologie tout entière qu’il a entreprise. La dimension phantastique a notamment été développée dans Phénoménologie en esquisses, paru en 2000 chez Millon à Grenoble, au travers de l’analyse de la phantasia. Depuis lors, cette dernière ne cesse de vivre au creux même de tous les développements postérieurs. Voir la bibliographie de Marc Richir dans notre ouvrage, Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, Grenoble, Jérôme Millon, coll. Krisis, 2013, 387 p. Et, en particulier le §2 de notre chapitre IV consacré à la phantasia. Rappelons seulement ce que Richir écrivait déjà en 2004 dans Phantasia, imagination, affectivité paru également dans la collection Krisis chez Jérôme Millon : « la phantasia – pas l’imagination – est l’élément de la phénoménologie » (p. 496).

[4] Voir les deux ouvrages que Guy van Kerckhoven a consacrés à ce qu’il a baptisé ‘la rencontre’ : De la rencontre – La face détournée, Paris, Hermann, collection Le Bel Aujourd’hui, 2012, 69 p. et Le présent de la rencontre – Essais phénoménologiques, Paris, Hermann, collection Le Bel Aujoud’hui, 2014, 368 pages, et en particulier notre préface : « Ogkorythme de la rencontre kerckhovenienne », pp. 7-19.

[5] Nous renvoyons ici le lecteur à notre contribution intitulée « Lacan phénoménologue – Lacan le réel – Un n’espace-temps de l’âme-a-tiers », Eikasia, revistadephilosofia.com, numero 56, mai 2014, pp. 217-240.