Préface à Guy van Kerckhoven, Le présent de la rencontre – Essais phénoménologiques, Paris, Hermann, collection Le Bel Aujourd’hui, 2014, ISBN 9782705688974, 14 x 21 cm, 368 pages : « Ogkorythme de la rencontre kerckhovenienne », pp. 7-19.

 

« L’immensité sans bornes bouillonne autour de moi, au loin pour moi splendissent espace et temps. »

Nietzsche, cité par Guy van Kerckhoven,

De la rencontre – La face détournée, p. 41.

 

Ce qui touche au plus profond dans les textes de Guy van Kerckhoven sur le « phénomène propre de la rencontre »[1], qui nous mène à une véritable « percée vers un autre registre de notre sensibilité » et même à une phénoménologie inédite – qui retrouve la « Sache selbst » et le « sens phénoménologique » autrement – faite du « ‘coup de grâce’ que nous ‘donne’ la rencontre » de « ne plus jamais être ‘le même’ » nous-mêmes, c’est son caractère spécifique d’ouvrir à une immensité radicale, à un plus lointain insondable et inépuisable, incommensurable, immensurable absolu, « plus vaste » « surabondance » mais en même temps, et tout est là, cela n’est envisageable que seulement par un infime peu, un si peu de choses, un si peu où « les choses » dans la rencontre « nous approchent à partir de leur propre hors atteinte », « de plus loin », où « elles retiennent le souffle par pudeur ». Et où, par là, « inexorablement la rencontre nous abîme en nous-mêmes », porte « à ce moi qui est en abîme ». Il s’agit alors de découvrir le présent de la rencontre, offert avec une très grande générosité toute faite de simplicité, au cours de la très délicate prose kerckhovenienne tissée toute en finesse et en précision, de lever le voile, tout doucement, très doucement, sur une immensité abyssale de « ce lointain du hors d’attente », de ce je ne sais quoi à la fois presque rien et hors mesure, infime et vaste, rencontre non limitée aux rencontres avec nous-mêmes et avec l’autre humain (Romano Guardini), dont celle – par l’exemple littéraire encore – amoureuse (Henri Alain-Fournier) ou érotique (von Hofmannsthal), mais « rencontres à chaque fois singulières » élargies à la nuit (Camus, Philippe Jaccottet), à l’arbre (Valéry, Goethe), aux étoiles, au monde et à la nature, à l’animal, à l’eau (Guardini, G. Misch), à la solitude, et entre autres, au silence ; car en se référant à Rilke « tout ce qu’on destine à faire partie du monde est en chute libre – est comme posé sur une vague », « ‘en fuite’ de façon irrécupérable », en « chute vertigineuse ». Ainsi, « le geste même de la rencontre est sans limites ». C’est par l’analyse de ce sans limites, par ailleurs hors espace et hors temps institués, de cette « splendeur de l’espace et du temps, dont les bornes ont cédé », du mouvement spécifique du « geste même » de la rencontre, de son « mouvement envoûtant » et de la « profusion phénoménale propre dans la rencontre » – « transie de l’insaisissable », faite de douceur insondable et de « si peu de ‘chose’ » – qui sont touchés ou plus précisément effleurés dans cette philosophie toute particulière, que nous voudrions, dans cette préface, ouvrir et déployer la dynamique de la phénoménologie kerckhovenienne qui s’y développe de manière insigne.

 

Ainsi, si c’est là le « phénomène absolument originaire de la rencontre », cette illimitation, ce saisissement de son abîme, dans l’intimité du ressentir dans son énigmaticité, ce « souffle » et ce « murmure » élémentaires en mouvement illocalisable de « l’emportement de l’âme », cette sorte de parfum délicat sans odeur, cet à fleur de peau d’un toucher immatériel, alors les flexions et les mouvances de l’esprit – « la Gemütsempfindung (sensation de l’âme) propre à la rencontre », « ce que le ‘Gemüt’ ressent, à cette piqûre brûlante, à ce ‘Stich’, ce pincement du cœur », dont est ‘charné’ le « chuchotement énigmatique » de la rencontre de l’âme avec elle-même comme élément tout autant indéfinissable – sont en excès, en infinitude d’elles-mêmes par le geste de la « Leiblichkeit propre de l’ ‘embrassement’ de la rencontre », « qui attouche et émeut le ‘Gemüt’, l’âme », lui aussi élément indéfinissable ; bref, par le passage de la rencontre elle-même tout à la fois invisible, furtive, pudique, « volatile », tremblante, vibrante, ne se dessinant pas dans l’espace ni ne se délimitant dans le temps, « sans arrêt », « sans bornes ». Il faut que nous arrivions par là à comprendre « la destination  suprasensible de la rencontre », « le souffle du ‘large’ qui l’anime » – le rythme singulier de sa respiration à la fois inspiration et expiration – où « les repères ont fondu » et où une « transformation de fond en comble, radicale », de tous les éléments en jeu s’opère, à la fois du Gemüt, de ‘ce qui’ est rencontré et de la rencontre ‘elle-même’.

 

Tout est en mouvement, tout est dans le mouvement de rencontre qui ne rencontre en définitive que soi mais un soi « le plus solitaire » qui soit, comme « d’avant le monde » où résonne l’éternité, surtout « quand nous nous abîmons en nous-mêmes et coulons, submergés par cette fusion qui déborde ‘en flots ininterrompus’ ». Un peu comme Janine, au cœur De la rencontre que narre Guy van Kerckhoven, dans ‘La femme adultère’ de L’exil et le Royaume de Camus, qui tournait avec les étoiles dans la nuit « et le même cheminement immobile la réunissait peu à peu à son être profond » : « elle s’abîma dans cette communion insolite, y retrouvant les racines de son être et la sève de son corps ». Ce qui résonne fortement avec la poésie de von Hofmannsthal citée par Guy van Kerckhoven dans Le présent de la rencontre : « Si ce qui est hors de toute atteinte ne se nourrit que de ce qui est au-dedans de moi, si l’éternel ne s’érige que par la grâce de mon éternité, alors, qu’est-ce qui s’entrepose encore entre le dieu et moi ? » Oui, « Un livre dont, de ta vie, tu ne toucheras pas le fond », la rencontre abyssale en définitive d’un « attouchement insolite » et ténu, au faîte de la transcendance, base de l’éternité.

 

Et, même s’« il n’y a strictement pas de ‘logos’ de la rencontre », tel un « pays sans nom », l’énigme est que la rencontre hors langage se dise, s’écrive et se conte mais comme un livre qui s’écrirait sur les ruines de sa propre impossibilité. Comme si la rencontre n’était que cet impossible en mouvement, cette tension apaisante d’une infinie douceur éternelle qui se murmure du bord des lèvres, au bord de l’abîme de soi, le monde recroquevillé presque du bout de l’âme, écrit en vain, « ‘pur souffle’ » – seulement des « mots de passe » où nous touchons à l’innommable, juste une « déclaration » ou une « évocation » comme dans « l’heureuse rencontre de l’eau » chez Goethe pour Misch : ni compte total, ni conte à narrer. En définitive, c’est l’indicible même qui entre en vibration, tremble et s’exprime dans la phénoménologie de la rencontre de Guy van Kerckhoven mais un indicible bourré d’un monde venant de plus loin que tous les univers connus, repérés, déterminés et qui font l’objet d’une visée, intentionnelle ou autres du reste.

 

« La rencontre vit de son énigme », c’est « la ‘simple’ rencontre », l’ « invitation prometteuse », cette « aventure », c’est « la rencontre avec l’Inconnu », « ce grand ‘Inconnu’ de la chose en soi », « la surprise de l’inattendu », « la surprise de la rencontre », ce « bouleversement » qu’elle entame. « Il y a dans la rencontre un profond bouleversement. » « Car on ne peut rencontrer que l’inconnu. » « La rencontre est en effet le contact avec l’ ‘Inconnu’ de la chose en soi de Kant. » Cet « Inconnu indéchiffrable » de la rencontre, « cet inconnu dont nous faisons la rencontre », « ‘passe’ », « est en passage », « n’advient que dans le mouvement même de cette allée étincelante », c’est à la fois et en même temps « ‘la mer allée avec le soleil’ » rimbaldienne, « la ‘mer déchaînée’ » kantienne, « tout ce qui a façon de mer » nietzschéen – « qui navigue sans sextant » – et l’envie d’océan rousseauiste qui résonnent ; c’est aussi, à nos yeux, de la poésie philosophique que la rencontre suggère, de l’affectivité mise en mots, qui « coupe le souffle » afin d’en produire un nouveau tout en « ‘silence qui se fait’ », tel un gonflement de l’âme sans bornes et dont l’incommensurabilité traîne « l’invisible » aveugle, « l’infigurable » abyssal et insondable au cœur de nous-mêmes, au plus profond du hors d’attente de la propre « grâce » de « la rencontre qui est à proprement parler ‘inopinée’ ». « C’est d’envie de mer que s’éprend la rencontre en sa passion prometteuse. Ses engagements aventureux vont voguer, ses embrassements quêteux comme pousser la voile vers ‘l’inexploré’. Sa joie ne sera jamais plus grande que quand ‘on ne voit plus la côte’, que lorsqu’on aperçoit que ‘maintenant est tombée la dernière chaîne’, que ‘l’immensité sans bornes bouillonne’ et que ‘splendissent espace et temps’. »

 

Si la « rencontre importe pour la phénoménologie » et l’ « ‘interpelle’ », c’est parce que « l’inopiné de la rencontre » « est de ruiner cette positivité supposée de la phénoménalité du phénomène » au profit de « quelque chose qui lui passe au travers », qui fasse littéralement submersion, « submersion » qui « est ‘le motif’ même du mouvement radical, lent et progressif, qui va vers le fond de notre existence, vers ce ‘même’ qui, à tout jamais, sera altéré » justement par la rencontre « quand nous nous abîmons ainsi, quand nous coulons et faisons naufrage » « au centre obscur même de notre être ». Ainsi, « rien de la rencontre ne rentre en ‘rétention’ pour être repris par un événement suivant » ; elle est « ‘sans suite’ », « rien que per accidens ». Elle relève donc de l’Inconnu, de l’insu, de l’inconcevable, de l’incompréhensible, de l’impossible ; bref, la rencontre est sans concept mais elle vient sans arriver, elle passe comme rien et emporte tout, pleine de son mystère et de sa merveille, sur son passage.

 

La rencontre kerckhovenienne n’est peut-être rattachable à la philosophie que par nécessité architectonique car elle arrête tous les concepts au bord d’eux-mêmes, en abyme, vers un plus large dont la transcendance ne revient que chargée de la même énigme qui « n’arrête pas quoi que ce soit de la chose en soi », elle-même « énigmatique ». La rencontre « s’inscrit précisément ici », comme le souligne Alexander Schnell, dans « une ‘proximité de l’apparition’ où tout le processus de l’apparaître est inanticipable et imprévisible et donne lieu à un ‘rayonnement’, à une ‘illumination’ (‘Überstrahlen’) qui exprime justement cette mise en rapport intime entre l’entrée en  apparition et la transcendance »[2].

 

La rencontre « … ouvre un proto-espace ‘atopique’, sans lieu(x)… »[3] car la « prolifération » du phénomène de la rencontre « n’est pas encore une dissémination (‘Streuung’) spatiale organisée autour d’axes … », « ne s’est pas encore déposée à des lieux identifiables ».

 

En souhaitant ne « ‘saisir des choses que la fleur’ », c’est « la rencontre ‘à fleur de peau’ » qui se décline dans tous ses textes, tel « un symbole indéchiffrable », tel le « secret délicat » : « un peu de poudre restée sur la joue » d’Yvonne de Galais dans le Grand Meaulnes d’Henri Alain-Fournier. Cet « indicible » « présent », ce cadeau quasi inénarrable, cette « intouchable » « pudeur » dont la pureté à même la « venue » « passe » comme un « miracle prodigieux », voilà ce à quoi la rencontre nous convie. C’est « ‘la nature’ de la rencontre ». « On ne sait pas ‘où ça va’ », mais le « passage » de « l’apparition ineffable » que la rencontre suggère caresse, plutôt que touche, notre humanitude la plus foncière en la rendant soyeuse, merveilleuse et emplie de « légèreté gracieuse » envoûtante. « La rencontre est fortuite, gratuite dans sa grâce propre : d’être sans acte proprement originaire. » « Rien ne compte dans la rencontre. Sa gratuité est sans bornes. » « Toutefois », et c’est tout le mystère de la « ‘venue’ de l’Inconnue », de cette rencontre « extraordinairement merveilleuse », par exemple chez Henri Alain-Fournier : « il la ‘reconnut’ tout de suite », c’était elle, Yvonne Brochet de Quiévrecourt, à n’en pas douter. Et pourtant, c’est comme « un ‘souffle’ – comme celui du vent – qui fait trembler ce qui n’est que ‘gracieusement suggéré’, qui n’est qu’ ‘Anmut’ (grâce). » Tout comme dans le Dialogue avec l’Arbre, « l’extase singulière de Tityre », chez Valéry, où « le doux frémissement de la cime effleurée », ce « murmure » de l’arbre, entre en écho avec le « frémissement de son âme », avec cette « vibration » qui «  y prend ‘souffle’ et se fait ‘vent’ », « se fait arbre », et c’est toute la rencontre : ce pas, ce passage où souffle sa grâce : son « tremblement », « son présent ».

 

« Dans la rencontre, quelque chose ‘passe’, est en passage. Sans ‘se’ passer et  sans être dépassé. » « La rencontre se fait ‘en passage’. » « Toute rencontre porte en son sein – et comme son énigme – sa ‘passe’ ».  Le summum de la rencontre ne s’atteint pas, il vient et passe mais n’arrive ni ne s’arrête. Venue et passage sont le rythme hors temps du néanmoins déploiement de la rencontre. « La rencontre ne ‘retient’ rien derrière l’ébauche même qu’elle dessine dans la courbe de sa propre grâce. » et pourtant elle ouvre à un tout autre monde, celui des mondes infinis qui viennent de plus loin que tous ceux auxquels nous sommes susceptibles de penser, que nous connaissons ou appréhendons de quelque manière que ce soit. C’est précisément au cœur de cette très subtile mobilité que nous assistons à la rencontre. « (Le geste de la rencontre) ne se dessine pas dans l’espace mais comme la trace de l’oiseau dans l’air, reste invisible. » Ogkorythme de la rencontre kerckhovenienne proposons-nous, car si du temps et de l’espace s’y temporalisent, s’y spatialisent, c’est selon et à partir d’une masse rythmique hors temps et hors espace, un rythme volumique espaciant et temporellisant selon les déclinaisons de ce mouvement inédit[4], de « ‘passer’, à être ‘latéralement’, à ‘effleurer’ », « sans corps mobile ni trajectoire » comme l’écrit, de son côté et pour son propre compte, Richir. Le bougé de la rencontre n’est pas hypothéqué ou grevé par du spatial ou du temporel. Le dessinement de la rencontre ne garde rien, « il n’y a de ce changement aucune trace (Levinas) », même pas la trace invisible de la grâce de sa courbe sans point ni arrêt ni trajectoire, seulement « fragment si furtivement brillant et en illumination » tant « la profusion de leur étincellement est infime ». Bref, « nous sommes », avec la rencontre, « dans le ravissement scintillant de la surprise ». Nous avons affaire à « un ‘scintillement’ furtif », « une fulgurance infime », une « illumination furtive ». « Du fond vaste et aveugle du monde, un scintillement du pur paraître des choses trace comme une ligne fine, tout de suite filante : pas plus que le soupçon d’une apparence. » De la rencontre, Guy van Kerckhoven peut écrire que « son événement est extraordinaire », « de la rencontre même il ne s’ensuit ‘rien’ que l’on puisse poursuivre », « il n’y a pas dans la rencontre d’enchaînement possible ». C’est en propre « ‘la merveille’ », « ‘l’enceinte merveilleuse’ de la rencontre » kerckhovenienne si nous nous en tenons à elle « et rien qu’à elle ». Il n’y a même pas de « ‘sens se faisant’ » de la rencontre, en tout cas « il n’y a de ce ‘sens’ aucune ‘idée’ de son tracement à même la rencontre et la rencontre ne l’ ‘accomplit’ pas ». C’est précisément en cela que, « hors d’attente », « la rencontre ne répond de rien » et qu’elle est foncièrement « transpassible » c’est-à-dire ouverte à l’ouverture du hors d’attente, à ce qui n’est même pas possible ou potentiel, seulement im-prévu, surtout imprévisible, rien qu’en « promesse »,  juste la « ‘suggestion’ d’une promesse » qui « insinue ».

 

Au contact de ses écrits, emplis de poésie et de touches toutes légères que notre lecture a effleurées, nous tentons malgré tout de penser ce qui de la rencontre rend la phénoménologie philosophie ‘primultime’ – tout à la fois première et dernière – bien loin d’un excursus, d’une « trêve » ou d’une récréation du philosophe comme le laisserait à penser l’auteur lui-même dès l’entame de ses Essais phénoménologiques. Car tout se passe comme si la rencontre parvenait ‘malgré tout’ – et ce quoi qu’on puisse en dire – à concentrer sur elle d’une manière toute singulière et en abyme quelque chose d’une part des acquis de la phénoménologie refondue par Richir dans son œuvre, surtout lorsque celui-ci nous amène à penser le phénomène comme rien que phénomène dans sa radicalité, fruit d’une épochè hyperbolique et d’une réduction architectonique. Donc, comme si la rencontre kerckhovenienne, loin d’en être une exemplification certes insigne, en était bien plutôt une expression particulièrement forte, leiblich ; bref, celle qui arrive sans se stabiliser à pointer ce qui est nécessaire de transcendance – de « pur souffle » – pour que la Leiblichkeit soit telle. La rencontre allant en quelque sorte et pour ainsi dire, à sa façon toute à elle, ‘aussi loin’ que les phantasiai-affections richiriennes car à la fois en amont ogkorythmique d’elles, par son mouvement silencieux tout en douceur infime en venue, et à la fois en aval ogkorythmique d’elles, par son « ‘gonflement’ du ‘Gemüt’ » « qui prend du ‘souffle’ » où « ici tout est simplement ‘soi’ ». « Le libre cours de la  ‘phantasia’ est comme repris depuis une autre source’. » « L’entrée en différé est « ‘tout silence’ », est strictement ‘rien’, est toute simplicité. » « Cela est si peu de ‘chose’. » « Cela a l’air d’être ‘rien’. » Infime simplicité de la rencontre « pour que nous puissions y entrapercevoir », confie notre auteur, « ce qui au sein de la phénoménalisation du phénomène », hésitant et fragile, « est sur le point de ‘faire monde’ ».

 

Alexander Schnell résume parfaitement que « De la rencontre est la tentative très subtile de faire parler la ‘Leiblichkeit’ vivante des choses avant toute détermination, avant toute conceptualisation – ‘phénoménalité « en blanc »’ ineffable, ‘silence se faisant’, qui ne nous laisse pourtant pas sans voix »[5]. Nous compléterions en disant qu’elle fait aussi parler la ‘Leiblichkeit’ vivante attachée à la sensibilité, « en mobilisant la sensibilité à même la Leiblichkeit », celle qui pour vivre ne le peut que par la passe ogkorythmique toute en allées et venues dont elle est, non le milieu ou le « medium », mais le « passage » non spatial et non temporel. Car « il n’existe point de milieu » pour les « choses de la rencontre » « dans lequel » on « pourrait remonter à la surface » depuis un fond repérable et définissable, « comme si le phénomène était quelque chose qui ‘se donne’ en surface dans un champ, dont la phénoménalité propre serait celle d’un ensemble d’ ‘apparitions’ toutes prêtes pour que la vision s’en occupe ». La rencontre ne s’entrouvre pas depuis un milieu vers un autre mais passe « infigurable » et « intermittente » comme « interface » mais sans espace et sans temps : « de l’événement de faire surface » considéré comme passage de l’absence de surface à un faire surface sans surface, justement, mesurable ou paramétrisable. « Cette face est insondable, abyssale, aveugle, ‘lieu’ d’une phénoménalité ‘en blanc’, mais en profusion dans la rencontre, dans la surprise de la chose en soi de son hors atteinte même et dans la sur-impressionnante surabondance qu’elle produit. »

 

La rencontre kerckhovenienne est profondément ogkorythmique pour toutes les raisons que nous apportons dans cette étude car, en somme et qui plus est, « on ne peut convertir l’événement de la rencontre » «  dans une expérience qui aboutit et vient à un terme. On ne vient jamais à bout de ce qui dans la rencontre ‘passe’, de ce qui n’est que pur ‘Durchgang’ (Husserl), traversée combien passagère » « qui n’est en rien ‘concluante’ », « qui n’est que passage ». C’est là que notamment la conductibilité et la trans(pul)versatilité ogkorythmiques, qui sont à l’œuvre ici comme rythme volumique non spatial et non temporel mais néanmoins en mouvement, passent et pulsent la rencontre. Ce sont là les mouvements non spatiaux et non temporels dont est redevable, intrinsèquement et spécifiquement, la rencontre. Ce sont également les « mouvements sans repos », sans synthèse, semblables à l’alliage en pulsation de ceux qui animent les mots évocateurs de la « ‘traversée’ du poème lyrique » de Goethe pour Misch, véritable « voix du phénomène » kerckhovenien qui ouvre sur une « herméneutique des phénomènes » toute singulière. C’est une autre façon pour dire la « faille profonde » immatérielle, « la carrière profonde », dont est affecté le Gemüt et « à laquelle le moi ne peut précisément pas faire face et dans laquelle il s’abîme », gonfle, souffle et s’émeut ogkorythmiquement.

 

« Le moi y rentre en abîme, s’enfonce dedans et de son fond remontent à lui des flots ininterrompus de ce qui de l’ ‘Anmut’ est devenu en excès. Alors il ‘vit’ dans la rencontre, tout bouleversé, à tout jamais renversé. » Ce qui veut dire que le si peu de choses et l’incommensurable de la rencontre sont en quelque sorte contemporains dans leur « libre écart » – et non simultanés ou alors à l’instar de la simultanéité, en profondeur, de tensions contraires comme chez Maldiney – , à l’horizon sans bornes duquel se déploient encore et encore, à profusion, le passé et le futur, à jamais et pour toujours enfouis mais en même temps « appelés et touchés de loin » tout en douceur justement par la rencontre. « Venant de ‘plus loin’ que des souvenirs » et allant bien plus loin que ce que nous pourrions imaginer, la rencontre fait littéralement passer le passé et le futur transcendantaux absolus et insondables au cœur même de l’infime et de l’intime de la Leiblichkeit, c’est là la pointe, le punctum du « ‘Leib’ en gestation et en maturation du ‘Gemüt’ » qui se rend compte en quelque sorte de lui-même au sein de la dite rencontre et s’émeut.

 

Et c’est cela même « ‘la traversée’ de la ‘venue’ de la rencontre », son présent sans bornes, hors temps mais sans fin, hors espace mais infini : cette vie dans et de la rencontre kerckhovenienne, infime et incommensurable, belle et fragile, « sans-fond » et « outre-mesure », « c’est ‘la vie’ du phénomène », sa v(o)ie délicate et toute douce – son présent éternel.

 

[1] Guy van Kerckhoven, De la rencontre – La face détournée (DLR), Paris, Hermann, Le Bel Aujourd’hui, 2012, p. 25. « L’éveil – Quelques considérations ‘égeirétiques’ » (LE), De l’un à l’autre Maîtres et disciples, Paris, CNRS Editions, 2013, pp. 227 à 260. Et le présent ouvrage : Le présent de la rencontre – Essais phénoménologiques (LPR).

[2] Préface d’Alexander Schnell, p. 12.

[3] Préface d’Alexander Schnell, p. 14.

[4] Voir ici notre ouvrage consacré au traitement de la question de l’ogkorythme à propos de la phénoménologie de Richir : Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, Grenoble, Jérôme Millon, coll. Krisis, 2013. L’ogkorythme tente de faire tenir ensemble cet oxymore non rhétorique d’un espace-temps sans espace-temps mais qui crée par là même une dynamique phénoménologique spécifique. Il s’agit alors d’un rythme volumique ou d’une masse rythmique non spatiale et non temporelle susceptible du mouvement ‘même’ du phénomène, ici, chez Guy van Kerckhoven, de ce qui du phénomène en est l’extrême pointe : la rencontre.

[5] Préface d’Alexander Schnell, p. 16.