Texte publié dans les Annales de Phénoménologie, numéro 10, 2011, pp. 133-142.

Avec la question du mouvement dans la phénoménologie richirienne, peut-on affirmer que nous puissions trouver là un nœud problématique crucial, comme une sorte de matrice-motrice phénoménologique fondamentale, dans cette phénoménologie refondée et refondue ? Que, de plus, ce foyer de sens, en quelque manière central, autour duquel s’organiserait une part de l’essentiel de ce qui est à comprendre, soit de nature à nous permettre de dériver les enjeux de la dite refondation et les acquis de la refonte, et donc d’intégrer la phénoménologie nouvellement comprise ? Et, qu’enfin, nous puissions permettre d’aborder, par cette mise en abyme de la question du mouvement dans la phénoménologie de Marc Richir, l’œuvre tout entière avec plus de facilité ? Un accès plus aisé, en somme ? Il nous semble bien que oui. Même si d’autres nerfs problématiques, fondamentaux eux aussi, s’y articulent et qu’ils sont nombreux ; c’est, en effet, en cela que réside toute la difficulté de tenter d’aborder une œuvre complexe, foisonnante et, il faut bien l’avouer, difficile. Depuis 1968 jusqu’à aujourd’hui : dix-neuf ouvrages, près de deux cents articles, près de dix mille pages publiées.

Que donc, ce lieu matriciel du mouvement soit également l’aire de jeu d’un questionnement infini, c’est aussi la conséquence d’une telle méthode de travail qui consiste à articuler l’ensemble de la production richirienne autour d’un axe privilégié.

Méthodologie qui demande, en outre, par où commencer. Est-ce bien de cela qu’il s’agit ? De la chose elle-même, de la chose même ?

La refondation richirienne de la phénoménologie, c’est notre thèse, doit pouvoir se comprendre comme la lente et patiente méditation de ‘ce’ quelque chose, qui précisément n’en est pas un ou une, mais qui, en mouvement, traverse, passe, circule, bouge, meut et se meut, scintille, vibre, vacille, pulse, condense, dissipe, clignote, revire, oscille, et cela dans toutes les directions à la fois, au cœur même de ce qui constitue la chose elle-même à penser. C’est, autrement dit, le centre névralgique de toute sa phénoménologie qui tourne et se décline autour de la question de l’« espace/temps » archaïque de ce mouvement, nécessaire pour comprendre, notamment et entre autres, ce qu’il en est du phénomène en tant que phénomène, du phénomène comme rien que phénomène ; bref, du phénomène refondé, refondu, pensé à nouveaux frais.

Qu’est-ce à dire, en quelque sorte, concrètement ? Ceci : que nous ne comprendrons pratiquement rien à ce que la philosophie doit penser, à ce que cette phénoménologie pense, si nous ne nous ouvrons pas à un nouvel « espace/temps » qui n’a rien de ce que nous pourrions entendre le plus généralement par espace/temps, fussent-ils espaces/temps les plus complexes comme ceux, notamment, qui ont été pensés dans la tradition philosophique de Platon à Husserl en passant par Descartes, Kant et Hegel[1]. Pour arriver à saisir cela, ce nœud phénoménologique, il nous faut envisager les choses comme suit, et faire preuve d’une certaine sensibilité intellectuelle : essayons donc de comprendre qu’à chaque étape importante du parcours, on peut dire, et ce dans bien des questions et des contextes différents, que ‘quelque chose’ ne se referme pas, reste ouvert, tout en ne s’étant pas pour autant ouvert avant, ni fermé préalablement. Et, aussi, se ferme, reste fermé, tout en ne s’étant pas pour autant fermé avant, ni ouvert préalablement.  Cela veut dire que ‘ce’ ‘quelque chose’ qui n’a pas été par ailleurs fermé ni ouvert avant ne se refermera pas après ni ne s’ouvrira après. Mais que se passe-t-il donc de si étrange avec ce mouvement ? Une ouverture, disons de ‘quelque chose’ qui n’en est pas une au sens d’une chose là présente sous le regard ou bien imaginée ou bien encore idéale, n’a pas été fermée auparavant, ni ouverte, et ne se refermera pas après, ni ne se rouvrira. Il ne se passe donc apparemment rien. Tout semble s’annuler. Et pourtant, c’est précisément là que tout se joue. Un autre « espace/temps » surgit sans être déterminé par des coordonnées. Une pulsation est née, un rythme qui ne tourne pas rond, un nouvel « espace/temps » qui ne répond plus, qui ne se laissera plus jamais arraisonner, ni mettre en abscisses et ordonnées. L’ouverture est ‘en même temps’ une fermeture, et réciproquement, la fermeture est une ouverture. Et cet ‘en même temps’ sans présent signifie qu’un mouvement se forme, et même un double mouvement d’ouverture et de fermeture, qui justement n’ont pas eu lieu chacun dans leur trajet univoque, soit fermé, soit ouvert. Il n’y a justement pas de trajectoire, comme il n’y a pas de chose ou de corps qui s’y déplacerait, pas de corps mobile, nul être qui s’y précipiterait ou se précipiterait quelque part. Mais, bien plutôt, que l’ouverture s’ouvrant ouvre la fermeture, dans le ‘même’ moment où la fermeture se fermant ferme l’ouverture. Penser cet ‘en même temps’ consiste à comprendre ce nouvel « espace/temps » phénoménologique ‘à l’intérieur’ duquel prendront place tous les concepts phénoménologiques. Une sorte de ‘ogkorythme’[2] a été enfanté, proposons-nous comme principe heuristique : une masse ou une grosseur non spatiale couplée intrinsèquement à un rythme non temporel. Pour mieux l’appréhender, il faut sortir de l’idée que les choses se passent dans un temps linéaire et continu, et se situent dans un espace homogène et isotrope. Et même plus, se débarrasser de l’idée corrélative que cela se passe quelque part ou dans quelques temps déterminables. Mais alors, où sommes-nous, dans quelle sorte de temps et dans quelle espèce d’espace ? Que reste-t-il de l’espace et du temps, ou plutôt quel nouvel « espace/temps » sourd-il lorsque tous les espaces/temps ont été suspendus ? Pour cela, il nous faut essayer de nous faire à l’idée, sans pour autant nous imaginer une représentation chronotopologique, qu’une matrice-motrice philosophique fondamentale irreprésentable, non spatiale et non temporelle, ‘ogkorythmique’ dirons-nous, ne cesse de rouler ce curieux mouvement sans que nous puissions isoler l’un des termes, ni les arrêter. Le mouvement d’ouverture ne parvient jamais à coïncider avec le mouvement de fermeture tout comme,  au reste, le mouvement de fermeture ne parvient jamais à coïncider avec le mouvement d’ouverture. Autrement dit : l’ouverture est en retard et en avance sur la fermeture et pareillement la fermeture est en retard et en avance sur l’ouverture. L’ouverture et la fermeture, la détente et la condensation sont chacune originaires ; la « simultanéité » de tensions contraires auxquelles elles sont soumises, pour reprendre un langage maldineyen qui peut faciliter la compréhension de ce qui est ici en jeu, n’est pas dans le temps, et n’a pas de temps ni d’espace assignables non plus. Ce qui ne veut pas dire que son « action » ne soit pas considérable mais non causale et en transition non temporelle et non spatiale. Tout cela est en quelque manière inimaginable, indéterminable, inconcevable avec ces moyens intellectuels habituels que sont nos concepts, non représentable, infigurable, radicalement.

Cela a pour conséquence que, à ce registre matriciel, l’avant et l’après, l’ouverture et la fermeture, la rapidité et la lenteur, mais aussi, dans toute l’œuvre et entre autres, l’apparition et la disparition, la présence et l’absence, l’enroulement et le déroulement, l’aspiration et le refoulement, l’éloignement et le rapprochement, le surgissement et l’anéantissement, le creusement et le bombement, l’avance et le retard, l’amorce et l’éclipse, la mobilité et le repos, la projection et la rétrojection, l’anti-cipation et la ‘rétro-cipation’, la condensation et la dissipation, la sortie de soi et la rentrée en soi, ne cessent de s’échanger et font s’imbriquer l’un dans l’autre, l’un hors de l’autre, le dedans et le dehors, le passé et le futur. Voilà qui est essentiel, comme l’organisation intellectuelle minimale, et qui doit nous permettre de mieux comprendre ce que Marc Richir propose comme phénoménologie.

Toute cette phénoménologie peut être envisagée à partir de cet « espace/temps » ‘sans’ espace/temps ‘où’ a lieu l’ouverture/fermeture de ce quelque chose qui n’en est pas une et où dedans et dehors, avant et après, passé et futur s’imbriquent mutuellement en créant une sorte de mouvement ‘ogkorythmique’ dont l’ épaisseur sans masse (ou la masse sans épaisseur physique) et le rythme sans temps (im)pulsent, poussent, sourdent à même la texture des notions mises en place; espace/temps que Marc Richir parcourt ou revisite de multiples manières tout au long de plus de quarante années de travail, et par exemple, tantôt sous le nom de mouvement, ou plus précisément, de mouvement pur, ou encore, double-mouvement unique, schématisme, chôra, mouvement sans corps mobile ni trajectoire, tantôt avec la notion de revirement instantané, de clignotement, de frottement, voire encore en parlant de ‘perceptivité’ phantastique, de contact de soi à soi en et par écart comme rien d’espace et de temps.

Toujours ce même mouvement, irreprésentable avons-nous dit, qui ne meut rien, est comme rien, incorporel, immatériel, sans commencement ni fin, sans bornes assignables, sans extrémités. Cela veut dire qu’il n’y en a aucune topologie, aucun graphe, aucune représentation. Et, pourtant, et telle est la nouveauté proprement richirienne, ce mouvement spatialise et temporalise, fait de l’espace et du temps. Il est le moteur matriciel phénoménologique infigurable des phénomènes, le cœur de leur phénoménalité intrinsèque. Ce qui d’une certaine manière fait qu’il y a phénomène, phénoménalité, et même phénoménalisation, schématisme et affectivité. Ne pas le postuler comme une exigence serait laisser les phénomènes être choses sans vie, sans le bougé de ce qui en constitue la vie la plus intime, son mouvement le plus secret.

Nous entrons dans un autre univers philosophique que ceux dont nous avons l’habitude. Ici, dans la phénoménologie, plus rien ne subsiste de stable, de déterminé, de fixe, de défini, de fini. Et, l’attestation de la nécessité de cette phénoménologie est en définitive très simple : sans le postulat de ce mouvement infini, les choses et les êtres seraient figés, sclérosés, toujours déjà institués, précipités, bloqués, mesurables, définissables, finis ; bref, morts. Nous saurions ce qu’il en est de nous et des autres, des choses et des idées, de la perception et de l’affection. Nous saurions qui nous sommes et nous pourrions définir l’être des choses. Marc Richir va jusqu’à penser que nous ne pourrions même plus parler car nous serions pris, englués, empêtrés, dans une langue signalétique et machinique qui ne dirait plus rien, même plus des états-de-choses ou des états-de-faits, seulement des signes, muets sans sens. En revanche, le langage – et la question du sens qui s’y déploie – sera le lieu par excellence de ce mouvement phénoménologique, celui de la temporalisation en langage où gît son aventure elle-même infinie. Ce sera l’aventure du sens.

Très tôt dans son œuvre, dès les tout premiers textes, dès la première année de publication, en 1968, apparaît déjà très clairement, mais dans un contexte bien défini, la notion de double mouvement et sa surprenante dynamique intellectuelle dont la corrosivité ne cessera de produire ses effets dans toute son œuvre jusque et y compris dans les dernières livraisons où, au cœur de ce mouvement, un moment, celui du sublime, ouvrira à l’articulation à la fois entre un dedans radical, pur, non spatial, en quoi consiste l’affectivité, le soi ; et un dehors radical, pur, non spatial, la transcendance absolue. Mais également, ce moment sera incessamment enjambé, hors espace et temps, pour y articuler des écarts schématiques, non spatiaux et non temporels eux aussi. Systole et diastole y seront modulées, hors donation d’espace et hors donation de temps, en condensations affectives et en déploiement schématique.

C’est donc ce mouvement phénoménologique extrêmement singulier, comme une singularité en tant que point impossible à atteindre, qui va pénétrer dans tous les interstices des notions philosophiques dès lors en besoin de réélaboration. Rien ne sera laissé en dehors de l’efficace de cette mobilité phénoménologique partout mise en œuvre. Ce double-mouvement subtil – sa mobilité pure avec sa dynamique particulière – furtif et fuyant, va s’ancrer désormais au sein de toutes les préoccupations. C’est ce que nous allons essayer de montrer.

L’intérêt de notre démarche est de se munir de cette sorte de ‘micro-technologie’ intellectuelle pour parcourir la textualité richirienne. Car, de façon permanente, c’est elle, comme une sorte de nouvelle dimension, qui permettra de comprendre comment s’édifient, se structurent, se mettent en place les concepts de la sorte modifiés. Que maintenant, cette matrice-motrice phénoménologique, se soit remplie et épaissie à mesure, perfectionnée pas à pas, alimentée par d’autres concepts philosophiques empruntés à la tradition ou à d’autres philosophes, c’est également ce que nous aurons à démontrer. Citons simplement, avant d’en déployer ici, dans le cadre de cet article, certains de façon sommaire et synthétique, ceux qui nous semblent fondamentaux eu égard à l’action en eux de cette « spatio/temporalité » phénoménologique archaïque, de ce mouvement ‘ogkorythmique’, et qui constituent  l’armature, et comme le squelette, de toute l’entreprise  : le double-mouvement, le mouvement pur, le double-mouvement unique de la phénoménalisation et de son schématisme, la distorsion originaire de l’apparence et du phénomène, la périphérie infinie et distordue, les déphasages internes à la phase de présence, l’articulation des schématismes hors langage et de langage, l’articulation des différents types de synthèses passives, la réflexion esthétique sans concept, l’eidétique transcendantale sans concept, le moment phénoménologique du sublime, les différents types de transcendance, le clignotement phénoménologique, le battement en éclipses, le revirement instantané (exaiphnès) et l’enjambement de l’instantané, le sens se faisant, la transpassibilité (Maldiney), la temporalisation en présence, la temporalisation transcendantale du passé et du futur, la proto-temporalisation/proto-spatialisation des Wesen sauvages hors langage, l’inconscient phénoménologique, la mimesis non spéculaire active et du dedans, les phantasiai-affections ‘perceptives’ de langage, l’articulation Leiblichkeit/Leilhaftigkeit, la Phantasieleiblichkeit, la chôra, l’élément fondamental, la non coïncidence à soi, la non adhérence à soi de l’expérience humaine et, last but not least, le contact en et par écart comme rien d’espace et de temps avec la Sache dans son infigurabilité.

Ces différents concepts phénoménologiques spécifiquement richiriens s’éclaireront au fur et à mesure que nous les déclinerons par l’éclairage du mouvement qui y est chaque fois à l’œuvre et les innerve.

Tout d’abord le mouvement et le double-mouvement. Marc Richir écrit en 1968, dans « ‘Grand jeu’ et petits ‘jeux’ » (GJPJ), et à propos des événements révolutionnaires de l’époque, qu’il s’agit « de repérer l’excès qui emporte la contestation ‘au-delà’ de toute conceptualisation dans un mouvement, dont la non-maîtrise ‘indique’ dans le creux qu’elle dessine, l’impossibilité de sa saisie dans un concept. » (GJPJ 7, le mot mouvement est souligné). Voilà déjà la première ébauche d’un mouvement sans concept, immaîtrisable, qui échappe à toute paramétrisation et qui, sensé décrire l’essence de la contestation révolutionnaire, se caractérise, en outre, comme un geste, un faire, un mouvement qui « ne se fonde sur aucun principe ni sur aucune fin » (GJPJ 13). Ce mouvement sans concept est « an-archique » (GJPJ 13), « sauvage » (GJPJ 13), et devient même l’un des pôles d’un « double mouvement de consumation », l’autre « pôle » (GJPJ 31) étant « l’idéal d’autogestion » (GJPJ 31). Par là, « sans cesse, la présence de l’idée s’épuise, minée par son dehors », c’est-à-dire le mouvement justement, « qui est aussi son dedans », « en tentant d’ignorer qu’il s’agit de son plus intime » (GJPJ 31). Nous avons ici déjà toutes les prémisses de la subtilité spatio-temporelle de notre matrice-motrice phénoménologique où joue entre le dedans et le dehors, et entre les deux pôles, un double-mouvement infini immaîtrisable car résolument non entaché, comme immatériel, incorporel, sans concept, indéfinissable, irreprésentable par quelque moyen que ce soit.

En 1969, dans « Prolégomènes à une théorie de la lecture » (TL), on trouve, maintenant à propos de la construction du sens à l’œuvre chez Husserl et à travers le rapport entre les grandes œuvres publiées et les recherches inédites, que « le double mouvement de construction et d’effacement se donne comme un mouvement unique » (TL 39), et même que « toute pensée est un même mouvement de construction et d’effacement », « mouvement de construction-effacement » (TL 40). Et concevoir « la pensée comme mouvement », qui « se construit en se temporalisant » (TL 49), « comme processus non finalisé », « comme formation », « qui ne soit pas le remplissement d’une forme déjà vue et donnée » (TL 51), signifie que « son mouvement n’a pas d’essence » (TL 46).

La problématique est approfondie, le mouvement se précise, pourrait-on dire ; il apparaît sans concept, sans essence : double mouvement unique infini immaîtrisable, qui ne tient pas ensemble mais se tient. C’est toute l’énigme. Voilà ce qui, en 1970,  va se montrer, à travers le texte qu’on peut considérer comme l’acte de naissance qui entérine la nouvelle phénoménologie : « Le Rien enroulé » (RE). Ici, il « faut s’efforcer de penser l’unité de ce double mouvement » (RE 7) en quoi consiste la phénoménalisation : « engendrer un double mouvement dont la courbure est dirigée à la fois vers l’intérieur et l’extérieur » (RE 8), « engendrer un double mouvement d’enroulement-déroulement » (RE 8) où ceux-ci « s’équilibrent » (RE 9). Remarquons avec force que « ce double mouvement n’est finalisé par aucun point ni par aucun but déjà donné » (RE 9). En effet, ce « but donnerait un centre au mouvement » (RE 9). Ce mouvement est donc pur, et « s’il est équilibre entre enroulement et déroulement -, on peut dire qu’il est un enroulement que contre un déroulement, et réciproquement » (RE 9) ; et ainsi, « le pur mouvement de la phénoménalisation est donc l’unité d’un mouvement dans un contre mouvement » (RE 9). Donc, « l’intérieur et l’extérieur coïncident » (RE 9), l’enroulement et le déroulement aussi, de telle sorte que « ceci reste incompréhensible et lettre morte », affirme Marc Richir lui-même, « tant qu’on imprime pas à la pensée cette torsion extraordinaire d’un déroulement inscrit dans un enroulement, tant qu’on ne maintient pas la pensée dans un mouvement qui se contrarie à l’intérieur de soi » (RE 19). Cette torsion de la pensée est celle-là même qui requiert de nous que nous pensions cette mobilité comme irreprésentable, immatérielle, hors espace et hors temps. Il est en tout cas étonnant de voir cette problématique courir tout au long du parcours richirien, pour toujours être présente également et encore, et comme en écho, presque quarante années plus tard, à propos du langage, dans les « Fragments phénoménologiques sur le langage » (FPL), en 2008 : « Depuis longtemps, nous avons entendu que la pensée est, au plus profond, schématisation phénoménologisante en langage (temporalisation en présence sans présent assignable), et ce, au fil d’un double mouvement progrédient/rétrogrédient (d’un mouvement sans corps mobile toujours et incessamment contré par un contre mouvement), qui, pour ainsi dire, se frotte avec lui-‘même’ » (FPL 179). C’est toujours de la même idée qu’il s’agit : celle qui consiste à concevoir un « espace/temps » phénoménologique archaïque qui ne relève plus de l’espace et du temps. C’est cette matrice-motrice philosophique fondamentale qui est tapie au fond de la phénoménologie objet de la refonte. Et, c’est cette chose impensable, imprépensable, avec sa dynamique, qui, en définitive, nous permet de mieux comprendre en quoi cette phénoménologie va reprendre, refondre et refonder, par là même, toute la phénoménologie.

Fort de cela, nous pouvons beaucoup plus aisément saisir le sens de l’exemple de l’arbre proposé toujours dans le même texte : « Cet arbre que je vois n’est que secondairement  une forme calme et immuable qui arrête mon regard. Cet arbre est l’étincelle de rien – ni matérielle ni spirituelle – qui jaillit du grincement inaudible de deux mouvements invisibles » (RE 20).

En 1972, c’est toujours la même problématique qui apparaît dans « Pour une cosmologie de l’Hourloupe », mais cette fois à l’occasion du chiasme du geste et du regard ; ce chiasme où vision et tracement se recroisent, se poursuivent l’un l’autre sans jamais coïncider, se contrent mutuellement dans un mouvement unique qui est le double mouvement même de la phénoménalisation.

Mais, c’est surtout et encore chez Merleau-Ponty, dans « Phénoménalisation, distorsion, logologie » (PDL), toujours en 1972, que notre phénoménologue débusque les arcanes de cette étrange spatio-temporalité. Il s’y agit d’un tourbillon qui aspire au-dedans tout en refoulant au-dehors, d’un seul et même mouvement ; comme le rien qui à chaque fois se creuse tout en explosant, s’enroule tout en se déroulant, en y trouvant son tissu conjonctif qui se phénoménalise comme l’apparence elle-même. Celle-ci étant donc une surface distordue à jamais inachevée où la conjonction d’un dedans et d’un dehors se recouvrent mutuellement sans solution de continuité.

Nous sommes donc convoqués à tenter de penser un mouvement dont l’espace/temps s’avère impossible. Ce sera aussi le cas avec la périphérie infinie et distordue du double mouvement. On passe dans un univers purement périphérique dont le centre n’est nulle part et la périphérie partout. Cet univers que le peintre Jean Dubuffet a approché avec l’atmosphère de l’Hourloupe.

Voilà ce qui ne cesse de fasciner Marc Richir : « cette étrange topologie » (RE 5), « cette étrange distorsion » (PDL 76) qui ouvre l’espace/temps d’une nouvelle cosmologie philosophique, d’une nouvelle phénoménologie, où « l’intérieur et l’extérieur communiquent sans solution de continuité » (PDL 76) selon un mouvement ‘ogkorythmique’ irreprésentable en quoi consiste cette « surface distordue de contact entre rien et rien » (PDL 77).

En 1976, dans « Au-delà du renversement copernicien » (ARC), Marc Richir synthétise d’une remarquable manière l’enjeu de l’ensemble de ses découvertes : « La distorsion originaire des ‘dimensions’ du temps se fonde sur la nouvelle cosmologie philosophique et la phénoménologie. La périphérie infinie et distordue, qui est le lieu du double-mouvement de la phénoménalisation, est simultanément ouverture-fermeture de l’étendue et du temps originaires » (ARC 132, nous soulignons). L’espace/temps originaire (l’espace et le temps) est pris dans l’en même temps du double-mouvement d’ouverture et de fermeture comme double-mouvement de la phénoménalisation ‘dans’ ou ‘sur’ la périphérie infinie et distordue. Tout cela constitue, à nos yeux, le moteur même de toute la phénoménologie richirienne. Tout en est en quelque sorte sorti et en sortira. L’endroit où se reprennent et se relancent toutes les problématiques passées et à venir. C’est d’ici que s’origine la nouvelle dimension opératoire, spatio-temporelle archaïque, qui innervera toutes les questions fondamentales.

En 1979, dans « Le Rien et son apparence » (RA), on peut lire que « l’espace-temps (la chôra) se donne comme immédiatement périphérique : tout comme l’espace, le temps est non-centré, il se déroule vers l’avant ou vers l’avenir et s’enroule, dans le même mouvement, vers l’arrière ou le passé » (RA 336).

Dans les « Recherches phénoménologiques », en 1981 (RP I) et en 1983 (RP II), cette dynamique du mouvement archaïque s’intensifie : « la condition de possibilité a priori de la phénoménalisation … est constituée par le double-mouvement lui-même … c’est-à-dire en tant qu’abîme où se réfléchit sans fin dans une régression infinie la réflexion-phénoménalisation de l’apparence, ou en tant qu’abîme en lequel clignote sans fin, comme à la poursuite infinie de lui-même, le clignotement lui-même » (RP I 253). « C’est pourquoi, aussi, le double-mouvement paraît sans origine ou principe et sans terme ou fin : il paraît principiellement an-archique et a-téléologique, a-temporel, et en ce sens, éternel ; en lui paraît le vertige du sans-fond … » et « c’est une sorte de pulsation entre les deux pôles du clignotement, fixité et mobilité, qui paraît emportée comme par une sorte de double tourbillon se vrillant, dans les deux sens, de l’un à l’autre pôle du clignotement, et où le clignotement se répercute pour ainsi dire infiniment » (RP II 169). « Tel est le sans fond, le gouffre béant, l’abîme indéfiniment ouvert, l’évanescence même saisie dans son surgissement au sein de sa fuite infinie, qui constitue, en un sens qui ne peut être que métaphorique, le fondement de la phénoménologie transcendantale : car ce n’est que dans ce double tourbillon se vrillant en deux sens qui se contrarient que les phénomènes (au pluriel) peuvent paraître… » (RP II 169).

En 1987, dans « Phénomène Temps et Etres » (PTE), « le revirement du clignotement du phénomène » (PTE 137) est approfondi. Et, c’est du sein même de « l’unité du revirement, dans le fait qu’au sein du revirement, les deux pôles du clignotement s’habitent réciproquement » (PTE 123) que se décline avec une infinie minutie toute la finesse des analyses.

En 1992, dans ses « Méditations phénoménologiques » (MPH), Marc Richir va reprendre parfaitement toute la problématique, et ce, à propos du double revirement à l’œuvre dans le clignotement phénoménologique : « Telle est peut-être l’image la plus fidèlement radicale du mouvement comme entéléchie de ce qui est en puissance en tant qu’il est en puissance. Le télos toujours déjà possédé en lui le rend atéléologique (atélès, ‘imparfait’, eût dit Aristote dans la Physique), et par là, anarchique : c’est donc l’entéléchie paradoxale de ce qui ne s’accomplit jamais, demeurant ‘éternellement’ en puissance, c’est-à-dire en suspens » (MPH 112).

Ce revirement instantané sera enjambé, car rien ne peut venir le fixer originairement en instant, et toute l’énigme du mouvement se démultiplie ici puisque, ne coïncidant jamais avec lui-même, il s’enjambe incessamment, et « l’enjambement originaire de l’instantané » (FPTE 13) en est l’attestation. En 2006, dans ses « Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace » (FPTE), le problème est synthétisé : « partie de l’enjambement et de son expérience, la phénoménologie ne peut le quitter, et elle est par conséquent infiniment et indéfiniment en transition » (FPTE 12). Elle aura à le « faire vivre » comme tâche. Le problème fondamental étant que les écarts que cet enjambement enjambe sont non spatiaux et non temporels, et que l’enjambement lui-même est un contact, en et par écart comme rien d’espace et de temps, avec la Sache dans son infigurabilité.

On le voit, donc, c’est toujours et en définitive de la question du mouvement et de sa compréhension que dépend l’intelligibilité de l’ensemble des questions auxquelles Marc Richir s’attèle.

Si nous reprenons les choses avec le mouvement de la fermeture et de l’ouverture, la systole et la diastole – non encore précisément systole affective et diastole schématique telles qu’elles sont traitées plus récemment mais seulement dans le cadre heuristique de notre démarche visant à une meilleure compréhension du mouvement – nous voyons constamment à l’œuvre un mouvement qui se reprenant en enjambant une ouverture infinie amorce cette diastole infinie au cœur même de la systole qui elle-même se reprend infiniment en soi, traversée qu’elle est par la diastole. Car, en définitive, quelque chose ne se referme pas à l’origine, c’est toute l’énigme de notre incarnation et des questions que nous nous posons, et cette diastole originaire infinie rejaillit dans la reprise systolique qui elle-même infinie se retrouve virtuellement en fonction dans la diastole. L’inverse est juste également, quelque chose s’est toujours déjà ouvert et la systole la condense pour éclater comme sa diastole qui s’ouvre et se déploie. C’est le hiatus enjambé « permanent », hors espace et hors temps, en quoi consiste toute la phénoménologie richirienne. Un écart irréductible, écart de non coïncidence à soi, incessamment enjambé, caractérise foncièrement toute la démarche philosophique. Cet écart originaire est gros de ce qu’il est pulsé par un mouvement lui aussi irréductible, il est comme travaillé par l’impossibilité de sa résolution. Et, ces schématismes, ces mouvements, ces écarts de non coïncidence à soi et de non adhérence à soi, sont donc incessamment enjambés comme de façon étoilée, comme un scintillement, une scintillation, ou un embrasement (ekpyrotique). On peut donc parler d’ouvertures/fermetures multiples et scintillantes comme éclatement diastolique originaire hors espace et hors temps. La dimension phénoménologique n’est rien d’autre que ce mouvement ‘ogkorythmique’, c’est là toute sa richesse et, on le sait, elle parcourt de sa puissante mobilité infinie toutes les veines des questions et des problèmes.

Et Marc Richir d’apporter, par les quelques mots qui suivent, en 2006, dans ses « Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace », comme une conclusion, certes provisoire, à notre article, mais qui reprend et relance, encore une fois, toute l’énigme et toute la question du mouvement telle que nous l’avons déclinée : « Ce qu’il faut comprendre ici, et qui est extrêmement subtil » souligne-t-il, « c’est que l’écart comme rien d’espace et de temps n’est pas différence ni même différance, car il n’écarte pas ce qui pourrait advenir comme des ‘termes’, et a fortiori, des termes différents », et qu’ « il n’y a pas ici », poursuit-il, « de terme déterminé par une auto-coïncidence quelque part dans tout cela, car rien ne distingue quoi que ce soit, et intrinsèquement, ‘ce qui’, par abstraction seulement (il faut bien parler), est seulement en mouvement d’écart, le mouvement sans corps mobile (quel qu’il soit) étant absolument premier » (FPTE 382, nous soulignons).

[1] Le cadre de cet article, qui vise seulement à tenter d’approcher une part de la spécificité du mouvement richirien ‘pour lui-même’, ne permet pas de décliner les multiples rapports et analyses des concepts de temps, d’espace et de mouvement dans la tradition philosophique, que Marc Richir propose, souvent de manière très détaillée, dans toute son œuvre. Bien évidemment, c’est en contre-point de l’ensemble de ce contexte implicite, de ces rapports et analyses, où la tradition elle-même est mise en perspective et en mouvement, qu’ont pu se constituer et s’inscrire, lentement et pas à pas, les notions proprement richiriennes de mouvement  et d’« espace/temps » archaïque dont nous verrons ici toute l’efficace phénoménologique.

[2] Ce néologisme, « ogkorythme », tente de rassembler en un mot le couplage originaire d’une masse non spatiale et d’une pulsation non temporelle afin de caractériser l’« espace/temps » phénoménologique archaïque. Il faut donc y voir ici les mots grecs ‘ogkos’ (voir Platon, Parménide, 164b5-165e2 (8ème  hyp.)) volume, masse  et ‘ruthmos’ associés. En outre, masse signifie ici ce qui n’a pas de forme définie que l’on puisse considérer, masse sans masse, et, rythme qui n’a pas de forme ni de temps définis, rythme sans rythme. Plus précisément, il s’agit d’un chiasme sans synthèse ‘entre’ une masse rythmique non spatiale et non temporelle, et, un rythme ‘volumique’ non temporel et non spatial.