Texte publié dans les Annales de Phénoménologie, numéro 12,  2013, pp. 59-73.

 

« Une idée devenue sans commencement, se fait claire, mais fausse, mais pure, puis vide ou immense ou vieille : elle devient même nulle, pour s’élever à l’inattendu et elle amène tout mon esprit »
Paul Valéry, Agathe

 

Que Paul Valéry ait été ou non, peu ou prou, phénoménologue n’est pas la question que nous nous poserons ici. Mais il nous semble pertinent de considérer qu’une part essentielle de la dimension philosophique – quant à elle indiscutable – qui se dégage de son œuvre, et ce tant dans ses Cahiers que dans ses textes en prose et bien entendu ses poèmes, puisse être mise au crédit d’une phénoménologie de l’expérience intellectuelle en général et d’une phénoménologie de l’expérience esthétique, artistique et poétique en particulier. Ce qui a fait dire à Patricia Signorile, dans son ouvrage intitulé Paul Valéry Philosophe de l’art, qu’ « on assiste dans les Cahiers au déploiement d’une phénoménologie de l’esprit »1 . Phénoménologie de l’acte créateur, s’il en est, que nous pensons voir se décliner, se condenser et se réfléchir avec beaucoup d’élégance et de finesse d’esprit dans ce que Valéry lui-même a baptisé d’un néologisme quelque peu hybride – « je fabrique ma petite terminologie … mes outils intimes » (IF 104-105) avoue-t-il – mais dont la densité et la profondeur n’ont de cesse de fournir matière à méditer, à savoir : l’Implexe. C’est donc à une phénoménologie de l’implexe valéryen que nous convions le lecteur.

Notre propos consiste à montrer, de manière introductive dans cette contribution, que l’Implexe valéryen semble lui-même pouvoir voyager en philosophie, et résonner par là même en phénoménologie en particulier, entre des ‘concepts’ aussi variés que fondamentaux comme la transpassibilité maldineyenne, le virtuel richirien, la différance derridienne et, notamment et entre autres, le réel lacanien. En errant également parmi Merleau-Ponty avec la capacité ontologique, principalement mue par l’inconscient, et ce dernier mais phénoménologique chez Richir, l’implexe de Paul Valéry vient comme hanter à distance – mais en somme comme de l’intérieur – la contemporanéité philosophique, mais permet, surtout, une compréhension transversale des enjeux les plus cruciaux qui y sont déployés par l’intermédiaire, pour ainsi dire, d’un exemple littéraire mais insigne.

En effet, outre « Les Cahiers » où Valéry l’aborde aussi, c’est dans L’Idée fixe (IF) écrit en 1931, publié en 1932 chez Gallimard aux Editions de la Nouvelle Revue Française, qu’il enveloppe en même temps que développe la notion d’Implexe au cœur même d’un dialogue, fruit d’une rencontre entre un médecin et Paul Valéry lui-même, tenu au bord de la mer, dans les rochers.
«

  • C’est pourquoi je suis venu dans ces rochers.
  • Comment cela ?
  • Pour faire des exercices d’adaptation spéciale à chaque pas.
  • A quoi bon ?
  • Pour rompre un cycle. Pour me contraindre à inventer à chaque instant un acte … original, assez difficile, toujours imprévu » (IF 205-206).
    »

Bien curieux texte dialogique en effet, s’il on en croit Valéry dans sa note au lecteur, « enfant de la hâte », « tout improvisé » (IF 9). C’est à un « échange » (IF 10), « une conversation toute libre » (IF 11), entre deux hommes que nous avons affaire, en somme « un jeu dont la vitesse est l’essentiel » (IF 10) et dont la réplique finale – le texte ayant été mis en scène au théâtre – est restée célèbre : « Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie » (IF 207). Au cœur de ce va-et-vient, ce « ne sont que les ‘premiers termes’ de ce qu’ils pourraient peut-être dire qu’ils disent » (IF 10), rien de plus en apparence. Valéry concluant qu’il « a dû se résoudre à ‘écrire comme on parle’, – conseil qui peut-être », ajoute-t-il subtilement, « était bon à l’époque où l’on parlait bien » (IF 11)

Entrons dans l’ ‘entre-d’eux’ du texte et, afin de mener à une ‘définition’ de ce ‘concept’ d’implexe qui y surgit, laissons à l’auteur le soin de l’aborder et de l’approcher au fur et à mesure, en sachant d’emblée, et sous forme de résumé propédeutique, que Valéry nomme « mon implexe » ce qui doit être pensé comme ce qui est, par exemple dans les Cahiers, « de nature à accroître mon pouvoir de transformation »2  – c’est l’ « implexe des transformations » 3 -, que l’ « implexe, c’est au fond ce qui est impliqué dans la notion d’homme ou de moi et qui n’est pas actuel » 4 , que « l’intelligence de l’Implexe » (IF 169), qui relève d’« un temps extraordinaire » (IF 172 et 173) en tant que « développements », « écarts » ou « excursions harmoniques » (IF 170) de l’esprit, du mental ou du psychique, est ce qui s’oppose à l’ « Automatisme » (IF 163) compris comme « un développement entièrement déterminé par un événement initial » (IF 163). Ainsi, aux yeux de Valéry, « De plus en plus fort, de plus en plus grand, de plus en plus vite, de plus en plus inhumain, – ce sont des formules d’automatisme … » (IF 160). Ce qui veut dire, en revanche, qu’« implexement » 5 , « il y a un travail mental qui s’éloigne de l’état de liberté ou de disponibilité ordinaire de l’esprit, qui s’oppose à la fois à la divagation et à l’obsession, et qui tend à ne s’achever (quand la fatigue ne le force pas à s’interrompre) que par la possession d’une sorte d’objet … mental, dans lequel l’esprit reconnaît ce qu’il désirait ? … Et cependant, – riez si vous l’osez, – il ne connaissait pas ce qu’il reconnaît … Mais il ne pouvait s’y tromper » (IF 171). Par là, « – Se forme, se construit une certaine figure, – qui ne dépend plus de vous » (IF 173). Peut-être est-ce cela qui se passe « toutes les fois que nous faisons autre chose que … nous répéter ! … » (IF 182). D’ailleurs Valéry est très clair : « L’esprit abhorre la répétition ; et tant que l’on se répète, il n’y a pas esprit » 6 . Tout est là en somme – mais il s’agit de bien comprendre – car la formation, la transformation ou la construction qui tout en ne dépendant pas de nous-mêmes quant à la figure construite mène néanmoins à une sorte de reconnaissance innovante, où ce qu’il nomme fort joliment une sorte d’objet mental se manifeste comme ce que l’esprit ne pouvait pas ne pas désirer. C’est l’ « implexe que j’appelle harmonique » 7 écrit Valéry en 1944 dans ses Cahiers. Nous reconnaissons là une part essentielle de la dynamique du mouvement de construction phénoménologique chez Richir où le phénoménologue rencontre en définitive ce qu’il invente par ailleurs, qu’il trouve ce qu’il crée, qu’il reconnaît, en termes valéryens, ce qu’il construit. Ce mouvement est pointé également par Alexander Schnell dans son analyse de Husserl qui montre que la construction est en rapport étroit avec ce qui est à construire. Avec cette modalité toute spécifique que le procédé constructif « suit la nécessité de ce qui est à construire » 8 . Ce qui veut dire que la construction « découvre – en construisant – la nécessité de ce qui est à construire » (p. 72). L’exemple valéryen exhume cette teneur phénoménologique par la finesse de son écriture puisque l’esprit reconnaît ce qu’il ne connaissait pas mais, et c’est remarquable, « il ne pouvait s’y tromper » (IF 171). L’Automatisme est vaincu par là même et la répétition éludée. Seule subsiste la reconnaissance, par une sorte d’objet mental, d’un désir dont il ne connaissait pour ainsi dire rien, sauf justement son pouvoir de « mettre en communication, en échanges, des domaines implexes de mon possible psychique qui s’ignoraient » 9 . Ceci est capital, puisque Valéry distingue le possible et l’implexe comme ce qui au cœur du possible est ignoré par lui, les « variations possibles du possible » (IF 107) en quelque sorte impossible ou, devrions-nous dire,  ‘imprépossible’ mais avec cette caractéristique tout à fait singulière de fournir comme la hylè immatérielle de l’esprit ‘dans’ ou à partir de laquelle autre chose, du neuf, peut apparaître sans avoir été au préalablement et possiblement actualisable.

Lisons Valéry plus avant afin de nous imprégner de cette curieuse et bien étrange temporalité de ce qu’il nomme donc l’Implexe comme transformations, développements, écarts ou excursions harmoniques de l’esprit : « Un homme n’est rien tant que rien ne tire de lui des effets ou des productions qui le surprennent … » (IF 103). « Il est probable que tout nous modifie et qu’il n’est pas d’incident même inaperçu qui ne puisse germer, et produire un beau jour dans notre cervelle un effet qui nous surprenne et dont nous ne puissions concevoir ni identifier l’origine » (IF 139). Cette première caractéristique de l’implexe est tout à fait cruciale : la surprise, comme effet, associée à une production de l’esprit toute singulière dont l’origine ne puisse être conçue, préconçue.

Ainsi, « … un monsieur qui passe me fait souvent songer à toute la jouissance, à toute la souffrance qu’il transporte avec soi, à l’état virtuel … – La souffrance, surtout. – Et exigible au moindre incident … Nous portons invisiblement une sorte de dette inscrite dans notre chair … » (IF 103-104). Une inscription date dans notre chair, c’est un second trait, et constitue un fond d’affectivité, sorte de dette, invisible que nous transportons avec nous mais selon les modalités d’une virtualité élargie à partir de laquelle seulement l’invention surprenante devient possible. Pour cela, écrit Valéry, « … j’avais forgé un mot, un nom, pour cette capacité de sensations et de productions … » (IF 104). Capacité est le mot essentiel, capacité de sentir et de ressentir en même temps que capacité de produire, d’inventer. Capacité, virtuelle et invisible, de transformation affective et schématique par écarts ou excursions harmoniques qui garantit la surprise, l’im-prévu.

« – J’appelle tout ce virtuel dont nous parlions, l’IMPLEXE. – C’est un beau nom, ma foi ! Très suggestif. Je ne sais pas trop ce qu’il suggère ; mais il suggère énormément ! Tout est là. Il faut creuser l’Implexe. Mais, dites-moi un peu », poursuit le docteur, « Est-ce que votre Implexe ne se réduit pas à ce que le vulgaire, le commun des mortels, le gros public, les philosophes, les psychologues, les psychopathes, – la foule enfin, – les Non-Robinsons, appellent tout bonnement et simplement l’Inconscient ou le Subconscient ? – Voulez-vous que je vous jette à la mer ? » répond Valéry, « … Savez-vous que je hais ces gros mots … Et d’ailleurs, ce n’est pas du tout la même chose. Ils entendent par eux je ne sais quels ressorts cachés, – et parfois, de petits personnages plus malins que nous, très grands artistes, très forts en devinettes, qui lisent l’avenir, voient à travers les murs, travaillent à merveille dans nos caves … Je ne veux à présent faire leur procès … Non, l’Implexe n’est pas activité. Tout le contraire. Il est capacité. Notre capacité de sentir, de réagir, de faire, de comprendre, – individuelle, variable, plus ou moins perçue par nous, – et toujours imparfaitement, et sous des formes indirectes, (comme la sensation de fatigue), – et souvent trompeuses. Il faut y ajouter notre capacité de résistance … Et parmi ces variations possibles du possible, il en est qui sont diurnes, d’autres annuelles … » (IF 106-107). C’est « la variation d’Implexe » (IF 108).

« En résumé, j’entends par l’Implexe, ce en quoi nous sommes éventuels … » (IF 110). Ceci est essentiel. Ce en quoi nous sommes éventuels et non ce en quoi nous serions déterminés selon ce que Valéry baptise l’Automatisme et qui ne nous ferait que nous répéter. Voilà une modalité du virtuel que l’on retrouve chez Richir car il ne s’agit pas de possibles ou de possibilités dont l’actualisation y serait contenue préalablement mais bien d’une virtualité ou d’une éventualité qui a des effets mais sans que l’on puisse assigner une antécédence qui existerait comme telle dans le domaine du possible. L’implexe est donc virtualité pure, capacité foncière ou plus précisément ‘transcapacité’ au sens d’une sorte de surcapacité qui dépasse la capacité simple d’une potentialité au profit d’une implexité de la capacité qui l’ouvre à ce qui la surpasse et qui fait penser à ce que Maldiney entend par transpassibilité comme ouverture à l’imprévu.

« Quand on songe », ajoute-t-il, « à la quantité probable d’éléments d’idées et d’éléments d’actes qui sont ‘en nous’ ; (à l’état latent, – c’est-à-dire … inconcevable) – et dont les combinaisons successives, le passage incessant à l’actuel, – nous constituent ! » (IF 123). Il faut entendre que quelque chose passe qui n’était pas contenu à l’état latent mais dont l’inconcevabilité même empêche la prévision et pourtant est néanmoins en nous, nous constitue.

« A chaque instant, je coïncide avec ce que je tends à percevoir. Chacun, à telle heure de sa vie, est, en somme, un système … virtuel d’attractions et de répulsions, et aussi de … pressentiments de puissance et de résistance. Mais cette distribution est variable avec le temps … ». « – Et cependant, – elle est … ce qu’il y a de plus … nous-mêmes !… » (IF 125).

« – Enfin vous avez extrait de vous ce que vous ne saviez pas contenir. Et vous ne pouvez pas renier votre … Implexe » (IF 145). Ceci est tout à fait étonnant car si nous y réfléchissons, nous extrayons de nous ce qui d’une certaine manière n’y était pas contenu, ni prévu ni prévisible, et donc non actualisable à partir du possible qui, lui, aurait été contenu en nous. Ce qui veut dire que l’implexe est donc cette modalité singulièrement complexe d’une perturbation profonde de l’espace-temps ‘intérieur’, de l’esprit pour Valéry, ‘où’ ce qui n’est pas dedans principiellement sort dehors sans avoir pu être dedans préalablement tout en rentrant vers ou ‘en’ nous qui ne sommes ni dedans ni dehors. C’est le sens du mouvement de l’implexe qui est mobilité implexifiante unissant le dedans et le dehors, le passé et le futur sans solution de continuité au cœur d’un « système virtuel » qui a tout de la « propriété – vibratoire » dont parle Valéry dans ses Cahiers à propos de cette propriété d’ « être autre chose que moi » 10 , « sorte de systole-diastole » 11 du moi.

« La plupart des pensées de la plupart demeure à jamais à l’état naissant … Ils ne savent ou ne peuvent … apprivoiser leur Implexe » (IF 172). Il faut malgré tout aller chercher, inventer, créer ce qui s’y trouve et que l’on ne rencontrera justement qu’en y allant et en le découvrant par l’invention et la construction.

En définitive, il s’agit d’« un flair supérieur… » (IF 182) qui agit avec « l’implexe intellectuel », « sur le plus grand nombre de connexions, d’associations possibles … » (IF 113) dont, à l’instar de la mémoire, « cette illustre et inconcevable propriété » (IF 112), « nous ne savons rien de rien » (IF 112).

L’humain serait-il cette énigme sans fond faite d’anfractuosités virtuelles infinies, « de relations implexes » 12 , au cœur desquelles néanmoins nous nous enfonçons, inéluctablement, et avec, dans le chef de Valéry, oh combien de virtuosité ? Susceptibles en cela, en retour, de venir nous surprendre par cette plongée dans nos abysses ?

Avons-nous déjà été plus loin, plus profondément, en l’âme, sans automatisme ? Serions-nous capables d’aller plus avant au sein de notre propre affectivité ? Nous ne parlons même pas de celle des autres. De quel espace s’agit-il, de quel temps ? Où allons-nous au juste lorsque nous nous surprenons à descendre ou monter en nous-mêmes et que nous nous essayons à en dire quelque chose, à schématiser au sens richirien, à temporaliser en langage ?

Là – mais est-ce un endroit – où – mais est-ce un lieu – ça parle ? Là ‘au centre’ de quoi quelque chose nous enjoint à vivre humainement ? A tenter cette expérience ? C’est où mon cœur ? Mon âme ? Elles sont où mes pensées les plus intimes ? Et même celles des autres ? Mes mots viennent d’où, en somme ? Il est où le langage ? Et la – ou ma – conscience ? Ma souffrance ? Mon esprit ? Et Valéry de demander : « où se conservent mes souvenirs ? » 13 .

Loin de l’idée fixe et toute proche en même temps – car serait-ce l’implexe qui, antidote à la fixation des idées, néanmoins agiterait Valéry comme une idée fixe ? Lorsque le médecin dit qu’il se passe, justement dans L’idée fixe, « que je cultive une idée fixe, mon cher » (IF 35), Valéry répond qu’« Il n’y a point d’idées fixes. C’est autre chose qui existe, et qui mérite un autre nom. Je vous jure que ce nom d’idée fixe est mal fait » (IF 31). La preuve en est qu’« une idée ne peut pas être fixe. Voilà tout. C’est tout. » (IF 32) écrit Valéry. Malgré les protestations du médecin qui persiste à croire que Valéry est pris dans une idée fixe, ce dernier réplique : « Mais je ne fais pas de théorie ! Je n’invente rien. Je constate ce que tout le monde peut constater. C’est qu’une idée ne peut pas être fixe … Une idée est un changement, – ou plutôt, un mode de changement, – et même le mode le plus discontinu du changement… Tenez. Point de théorie ! Essayez un peu de fixer une idée… Je vais chronométrer… Mais c’est inutile ! ». « Mais rien ne dure dans l’esprit. Je vous défie d’arrêter quoi que ce soit. Tout y est transitif… » (IF 33). Très belle leçon de phénoménologie, toute simple mais pleine de ce à quoi cette dernière veut nous rendre sensible et que l’implexe manifeste dans sa subtile dynamique. C’est, en quelque sorte, semblable à l’aire transitionnelle que Richir déploie à partir de Winnicott vers un lieu architectonique où rien de la fixité ou de la détermination ne règne ni ne correspond à quoi que ce soit d’idéal ou d’imaginaire. C’est la transitivité pure et infinie du mouvement du penser qui donne à l’esprit sa densité sans qu’il ne s’avère justement investi de points repérables et redevables à la mesure. La discontinuité et le changement relèvent de ce que Richir appelle de son côté la phantasia. On doit à Valéry de mettre le doigt sur le réel de ce qui se passe lorsque nous faisons, oui, autre chose que nous répéter et que nous sommes à l’écoute d’un « autre monde » que celui des idées, bien trop abstraites et rigides pour épouser la mobilité du champ en question et que Valéry nomme pour sa part l’esprit. « A ce transitif, qui me semble caractéristique de l’esprit… » (IF 36). Celui-ci est tout en « transformation » (IF 34), comparable à la mouche qui vole, à son « instabilité, – la discontinuité » que « l’irrégularité de la mouche représente bien… » (IF 36).

A ce vol, et à la danse dont on connaît toute l’importance chez lui, Valéry ajoute et insiste sur « l’état de non-attention, qui est évidemment le plus fréquent », « état dans lequel tout peut se substituer à tout » (IF 37), afin d’affiner son ‘idée’ d’Implexe. C’est le « désordre, une incohérence… parfaite » (IF 37) de la vie psychique, qu’il souligne être fondamentaux pour que se produise l’écart créateur rempart à la répétition automatique. Il écrit d’ailleurs qu’il faut à l’esprit « du désordre », « pour qu’il opère sa transformation caractéristique » (IF 77). Valéry dans Agathe énonce : « Je maintiens en moi un désordre pour attirer mon propre pouvoir » (II, 1392). A cela s’ajoute la « manifestation de l’instabilité essentielle » « de notre présence mentale » (IF 39) déjà évoquée avec le vol de la mouche. Il insiste : « Pouvez-vous fixer une idée ? – Vous ne pouvez penser que par modifications. Si une idée durait telle quelle, – ce ne serait plus une ‘idée’ » (IF 39). Et ceci, écrit-il, « C’est inconcevable » (IF 39) ; tout en poussant les choses plus loin en affirmant que « toute pensée qui dure un peu plus qu’il ne faut, se fait sentir… Sentir, – comme un écart. Un écart à quoi ? Elle se fait pénible, – sensation » (IF 39-40). En langage richirien, c’est comme si le schématisme de langage était pris par l’affectivité porteuse de l’ouverture au schématisme hors langage afin de faire du sens, justement de temporaliser en langage. Lorsque Valéry précise : « je souffre positivement quand je vois une danseuse, sur son gros orteil montée… » (IF 41), c’est à l’ « équilibre triplement instable … (muscles, nerfs et mécanique) » (IF 41) qu’il fait référence, à l’ « instabilité » de « ce phénomène » qui « a quelque chose de… d’éblouissant » (IF 42). « Quoi de plus près de la douleur… » (IF 41) que cet « instant suraigu, cet acumen », « cette catastrophe enfin, est une limite, un extrême… » (IF 44), « un instant suprême » (IF 45), « je voulais dire que cet instantané joue un rôle immense dans l’aventure de tout homme… » (IF 45). Et de préciser que « l’histoire (qui est une vue d’ensemble de l’aventure du genre humain) ne donne pas sa place à cette obsession » (IF 45). A « ce trait de foudre… En somme, tout ce qui vaut dans la vie est essentiellement bref. – Essentiellement. – Essentiellement. C’est là le point, le mot, le nœud. On peut rêver sur cette brièveté essentielle… Intensité, brièveté, rareté » (IF 47-48). On ne peut que songer à notre tour à « l’instantané » et au moment du sublime, à son expérience, à l’ « enjambement » de l’instantané richirien, à « la fulgurance d’une fluctuation en abîme dans l’élément fondamental » 14 qui d’être irréductiblement manquée permet justement, par cet écart fondamental, in fine de faire du sens, d’un dire quelque chose de son énigme ainsi réamorcée par la rencontre de sa question. Valéry a véritablement aussi cette capacité de nous donner matière à comprendre par l’exemple ce qu’il en est au plus près de ce que Richir nomme la mathesis de l’instabilité. La danseuse, la mouche, le vol, la nage sont autant de thèmes valéryens privilégiés qui approchent, par la poésie et la littérature, la substantifique moelle de l’Implexe, cette capacité d’instabilité et d’instantané qui ouvre au sens à faire. L’Air de Sémiramis ne dit pas autre chose : « Remonte aux vrais regards ! Tire-toi de tes ombres, Et comme du nageur, dans le plein de la mer, Le talon tout-puissant l’expulse des eaux sombres, Toi, frappe au fond de l’être ! Interpelle ta chair » (I, 91). De la nage à la danse, il n’y a qu’un pas. L’implexe s’y renforce et passe par l’instable, l’impossible et l’improbable. Il apparaît ainsi « que cette personne qui danse s’enferme, en quelque sorte, dans une durée qu’elle engendre, une durée toute faite d’énergie actuelle, toute faite de rien qui puisse durer. Elle est l’instable, elle prodigue l’instable, passe par l’impossible, abuse de l’improbable ; et, à force de nier par son effort l’état ordinaire des choses, elle crée aux esprits l’idée d’un autre état, d’un état exceptionnel, – un état qui ne serait que d’action, une permanence qui se consoliderait au moyen d’une production incessante de travail, comparable à la vibrante station d’un bourdon ou d’un sphinx devant le calice de fleurs qu’il explore, et qui demeure, chargé de puissance motrice, à peu près immobile, et soutenu par le battement incroyablement rapide de ses ailes » (I, 1396).

« L’âme enfin sur ce faîte a trouvé ses demeures ! O de quelle grandeur, elle tient sa grandeur Quand mon cœur soulevé d’ailes intérieures Ouvre au ciel en moi-même une autre profondeur » (I, 93).

Prodigieuse envolée lyrique qui dit autrement ce que Richir pense par le passage, foncièrement implexe, par la transcendance absolue de l’affectivité, cette dernière trouvant en sa systole le ciel comme profondeur insondable à dire dans la diastole schématique elle-même nourrie par la rémanence de cette grandeur valéryenne rencontrée.

La dernière réplique d’Athikté dans L’âme et la danse insiste sur ce mouvement premier, cette mobilité essentielle chère à Valéry, celle-là même dont est fait l’implexe : « Asile, asile, ô mon asile, ô Tourbillon ! – J’étais en toi, ô mouvement, en dehors de toutes choses… » (II, 176). Mouvement tourbillonnant, pulsatoire, systo-diastolique infini dont l’inachèvement est inhérent et que la danseuse, archétype de l’inachèvement, dans sa suspension illimitée, inépuisable, manifeste au creux de son geste lui-même sans bornes comme une volonté de transcendance en dehors de toutes choses.

Valéry étaye et généralise sa théorie de l’implexe : « Je voulais dire que l’on peut, après tout, considérer aussi bien l’Univers comme… un gigantesque travail, une gigantesque opération de transformation… » (IF 50). « Eh bien, cet Univers en travail n’a peut-être pour fin, – pour aiguillon secret, – que la recherche de la conscience, – et par là, – d’une certaine pensée… Suprême pensée… » (IF 51). « Enfin, disons provisoirement que… cette idée… obsédante, – et non fixe, – est, – comment dire ?… Excusez-moi… Est omnivalente… S’accroche à tout… Ou : est accrochée par tout… » (IF 53-54).

Tout ceci, l’omnivalence valéryenne de l’implexe, à nos yeux, a des conséquences phénoménologiques fondamentales. Ainsi, « Si les choses ont un fond, ce fond des choses ne ressemble à rien… La similitude s’évanouit… » (IF 67). C’est la mobilité essentielle de l’implexe qui ignore la ressemblance, la similitude, la prévision car au contact mais en et par écart richirien comme rien d’espace et de temps avec la Sache, écart sans similitude, écart écarté par un non écart foncier, irréductible, qui ne ressemble à rien, non spatial et non temporel mais cependant à la base de toute création de l’esprit et vivant d’une autre pulsation plus originaire sans être ou avoir été pour autant située, stabilisée, fixée ou déterminée par une quelconque visée.

Ou encore : « – Un acte issu de notre imprévu personnel… Un acte dans lequel… on ne se reconnaît pas » (IF 84). On ne se reconnaît pas soi-même mais on reconnaît ce que nous ne pouvions ni concevoir ni anticiper, à savoir un autre soi fait de ces fluctuations en abîme ‘dans’ l’implexité, sens du soi qui va, au soi du sens, tenter de faire du sens.

Très fortement, Valéry en tire une leçon supplémentaire : « Mais, docteur, on n’avancerait pas si on se comprenait… J’irai plus loin : on ne se comprendrait pas soi-même si on comprenait les autres… Et on cesse de comprendre les autres si on se comprend tout à fait soi-même… » (IF 91). Un écart subsiste mais pas selon la subsistance de quelque chose qui subsisterait comme un objet ou, à juste titre, une idée ; ou plus précisément pas un écart reconnaissable fait de distance physique déterminée mais des écarts ou excursions harmoniques non déterminables par de l’espace et du temps. Cette non compréhension originaire, ce ‘on ne se comprend pas tout à fait’ relève chez Valéry de cet écart foncier non spatial et non temporel nécessaire pour que l’esprit soit lui-‘même’ et qui n’a d’autre nom que l’implexe.

« Je… crée. Je tire de moi ce que je ne savais pas contenir » (IF 99). Ce que je tire de moi ne s’y trouvait pas comme ce qui est ou serait actualisable à l’occasion d’un acte exhumant qui irait chercher quelque part ce qui y serait. Bien au contraire, et l’implexe tente de dire cette difficulté nodale, je tire de moi ce qui ne pouvait pas y être contenu faute d’y être reconnu, reconduit, visé par un acte intentionnel, fût-il noético-noématique.

C’est pourquoi « l’homme n’est pas d’un seul morceau. Une partie de lui devance l’autre » (IF 100). Cette partie de l’homme le devance de manière originaire, c’est l’écart ou plus valéryennement dit, l’excursion, la sortie mais harmonique de l’implexe car redevable d’un mouvement qui ne laisse pas présumer que la sortie ait été précédée par une entrée ou une rentrée. La sortie du soi est première originairement, mais à la différence du Da-sein, elle n’est pas le signe d’autre chose que sa mobilité foncière. Elle n’est que le mouvement pur du soi qui ne se laisse pas reprendre ou prendre à l’aune d’un quelconque destin fût-il destinal ou ontologique.

Valéry : « je le sens, je le pressens » (IF 100), « dans la pénombre de mon esprit » et, ajoute-t-il, « c’est par définition, que tout ceci n’est pas clair. Je ne puis dire que je pressens, sans dire que ce que je pressens n’est pas clair… » (IF 101). Ce qu’il confirme en répliquant au docteur que « c’est au point où, normalement, nous comprenons le mieux, que nous constatons que nous n’y comprenons rien » (IF 113). Cette incompréhensibilité est fondamentale et doit être bien mise au crédit de l’implexe. Ce dernier n’est pas fait de mots. Eux, nous « les avons appris ; nous les répétons, nous croyons qu’ils ont un sens … utilisable ; mais ce sont des créations statistiques » (IF 116). Les mots alimentent ce que Valéry appelle « le Perroquet » (IF 146), lieu de l’ « habitude d’esprit » où règne « l’objectivité » (IF 152), objet de l’ « Automatisme » (IF 163). Tandis que le langage impliqué avec l’implexe s’emporte vers le sens à dire en partant à l’aventure sans « concevoir ni » en « identifier l’origine » (IF 139). Là est « le mental » – l’esprit ou le psychisme – pour Valéry mais ‘en’ lui « rien de plus embrouillé, de plus fuyant, de plus indéfinissable » (IF 164).

Afin de rendre justice à l’implexe, « Il faut, en somme, se soumettre à une certaine contrainte ; pouvoir la supporter ; durer dans une attitude forcée, pour donner aux éléments de… pensée, qui sont en présence, ou en charge, la liberté d’obéir à leurs affinités, le temps de se joindre et de construire, et de s’imposer à la conscience ; ou de lui imposer je ne sais quelle certitude… » (IF 174). Valéry se fie « à la production de son esprit » à l’instar d’Einstein qui, Valéry le rapporte, avait conclu sa conférence en disant que la « distance » « entre la théorie et l’expérience est telle, – qu’il faut bien trouver des points de vue d’architecture » en sachant, ajoute Valéry, qu’il « se fiait, – en toute conscience, – sachant nettement ce qu’il faisait, – et à quoi il s’exposait… à la production de son esprit… » (IF 181) et « qu’il ne fallait pas, de longtemps, songer à la moindre vérification expérimentale de ses travaux » (IF 180). C’est à ses points de vue d’architecture que Valéry adoube l’implexe, à ce que Richir nomme architectonique, à la considération de ce que « La nature de l’esprit fournit ce que refuse la nature des choses » (IF 183) et que l’esprit ou la pensée soit capable, par « un flair supérieur » (IF 182), de construire, de mettre de l’ordre dans le champ phénoménologique infini en tentant de produire « une condensation extraordinaire de relations… » (IF 183) que nous découvrons en même temps que nous l’inventons. Valéry résume ceci, et souligne, dans les Cahiers en ces termes : « L’esprit n’existe qu’ensuite de lui-même » 15 . C’est, en somme, l’implexification de l’esprit, cette manière toute particulière de se comprendre impliqué par lui-même sans qu’un soi y soit préalablement constitué et sans que ce dont il s’agisse soit donné, pré-donné ou déterminé. L’implexe est impliqué et en incidence interne au sens que Maldiney donne à ces termes empruntés à Gustave Guillaume16. L’implication interne de l’implexe, son implexité, fait droit à un rythme toujours à la recherche de lui-même mais cette quête est articulée à même le rythme, ce qui le rend imprévisible, imprépensable et surtout non temporel. Ce qui en constitue l’essentiel de son mouvement : implexe articulation rythmique tendue sur un impossible laps temporel fondamental. Sans quoi on pourrait le prévoir, l’anticiper, le déployer et donc le connaître par avance ; ou encore, le parcourir en passant par les stations ou arrêts par lesquels il passerait, et ainsi en faire la cartographie. Non, l’implexe est fait d’écarts, laps ou excursions harmoniques non spatiaux et non temporels mais, et c’est tout à fait remarquable, ces écarts, ces laps, ces excursions agitent l’esprit, en sa plus fine dynamique intrinsèque, ce sans quoi il retournerait à l’Automatisme ; bref, l’implexe est le garant architectonique de la production de l’esprit, compris comme pouvoir et capacité purs, son fonctionnement dit aussi Valéry. Ce qu’il montre en d’autres termes fort simples dans son Cours de poétique, 13ième leçon : « l’esprit n’a pas en lui-même de quoi s’achever en un point déterminé ». L’esprit valéryen est un transformateur infini de lui-même, semblable à la définition du rythme maldineyen : une transformation de l’espace/temps en lui-même. « La production des idées est implexe, mais non les produits mêmes en tant que formés dans l’instant » 17.

C’est encore à la danse que Valéry puise afin d’approcher la vie de l’esprit et à son implexité. La danse est intrinsèquement résonance pure, elle ne possède aucun terme dans l’étendue, pas plus qu’elle n’en connaît dans la durée. Il s’agit d’un univers, affirme la Philosophie de la danse, qui ignore tout « but extérieur aux actes », et surtout qu’ « il n’y a pas d’objet à saisir, à rejoindre ou à repousser ou à fuir, un objet qui termine exactement une action et donne aux mouvements, d’abord, une direction et une coordination extérieures, et ensuite une conclusion nette et certaine » 18 . Et encore plus essentiellement : « Elle (la danse) se passe dans son état, elle se meut dans elle-même, et il n’y a pas, en elle-même, aucune raison, aucune tendance propre à l’achèvement. Une formule de la danse pure ne doit rien contenir qui fasse prévoir qu’elle ait un terme… Elle ne possède pas de quoi finir. Elle cesse comme un rêve cesse, lequel pourrait indéfiniment se poursuivre » 19 . « On croirait que ceci peut durer éternellement » 20 dit Phèdre dans L’âme et la danse tout comme Valéry lui-même avoue « aimer travailler une ‘page’ comme un peintre un tableau – indéfiniment. Pas de limite » 21 .

Dans Marges, en 1972, Derrida ne s’était pas trompé en envisageant l’implexe valéryen comme « non-présence, non-conscience, altérité repliée dans le sourdre de la source », implexe qui « enveloppe le possible de ce qu’il n’est pas encore, la virtuelle capacité de ce que présentement il n’est pas en acte » 22 . Et de relever qu’à travers « les nombreuses variations et transpositions contextuelles auxquelles Valéry soumet ce concept, une même structure s’y trouve toujours dessinée : l’impossibilité pour un présent, pour la présence d’un présent, de se présenter comme une source : simple, actuelle, ponctuelle, instante ». De là à conclure, dans le chef de Derrida, que « l’implexe est un complexe du présent enveloppant toujours le non-présent », et que « c’est la potentialité ou plutôt la puissance, la dynamis et l’exponentialité mathématique de la valeur de présence, de tout ce qu’elle soutient, c’est-à-dire de tout – ce qui est » 23 . Valéry ne dit pas autre chose : « Le non-nouveau ; le non-présent, fondements de la pensée » 24 . Mais surtout, pour nous, l’implexe dénote son implexité par son implexification continue au sein d’une phase de présence, au sens richirien de cette expression, qui ouvre bien plus qu’à un présent enveloppant le nonprésent. Car c’est tout au passé et tout au futur comme du reste tout au-dedans et tout au-dehors que l’implexe se joue comme réservoir immatériel du mouvement inachevé, et toujours en voie d’inachèvement, que constitue le geste implexif ; ce passé et ce futur, ce dedans et ce dehors n’étant pas donnés, formés, constitués par fixations potentielles actualisables mais bien rejetés sans trajectoire ni corps mobile, pour reprendre le vocabulaire richirien, vers le mouvement d’implexification lui-même qui se trouve être par là même virtuellement actif, capacité de virtualité ou comme le dirait Maldiney avec la transpassibilité, capacité d’accueillir le hors d’attente sans assigner pour cela une place quelconque spatiale ou temporelle à du possible.

« Ce gros problème noir – des ‘choses’ qui ne nous semblent être, que quand elles sont présentes ; – desquelles cet attribut synthétique être présentes semble précéder le sujet, l’existence – ces choses mentales – nous sommes obligés d’autre part de considérer qu’elles attendent en nous ! – qu’elles peuvent subsister latentes pendant des années d’oubli. Des choses qui sont tout présences peuvent supporter des interruptions, être et n’être pas, reparaître identiques ! On a beau réduire à je ne sais quel minimum ce qui se conserve, reporter sur le présent le plus possible du souvenir – l’énigme n’en est pas diminuée… Quel est l’être de ces idées pendant ces intervalles où elles ne sont pas ? – Mais on peut poser une question hardie – Cet intervalle a-t-il un sens ? – ou : ce que nous pensons et apprécions comme intervalle est-ce un intervalle ? Y a-t-il intervalle (autre que par figure) quand rien ne peut embrasser les 2 lèvres de ce hiatus ? » 25 .

Chez Valéry, au cœur de ses Cahiers, il y aurait donc « une sorte de sensation de l’intelligence » 26 , « une sensibilité intellectuelle – une prémonition de ce qui va être conscient » 27 où « brusque est l’événement qui ne peut pas être précédé d’une préparation » 28 et c’est tout l’implexe. C’est ce qu’il nomme « l’improbable pur » 29 qui joue à plein pour ainsi dire lorsque tout « événement qui survient et qui n’est pas compris ou prévu dans cet ensemble, qui n’y figure pas, détermine une surprise » 30 où « une substitution s’effectue qui ne fait pas partie du système » 31 . Ce qu’il désigne aussi par « la pénétration de l’inattendu » 32 . « Cette illumination brusque qui se fait parole, prend position – est une vraie surprise – Source des joies intellectuelles. Je ne m’applaudis », écrit-il également, « que quand je me surprends. Comment en serait-il autrement ? », et « plus généralement, à l’égard de notre réserve et ressource psychique, nous sommes à l’état d’attente indéterminée. Nous ne pouvons devancer notre pensée. (Mais quelque chose peut la devancer) », voilà l’implexe, « Mais nous sommes prêts à la penser. Nous ne pouvons que recevoir, désirer de recevoir » 33 . « Et c’est là le secret de la force de la surprise » 34 . « (C’est pourquoi, il y a rythme sans répétition objective.) », rythme implexe, « car le rythme exclut le temps, se substitue à lui » 35 . « Le rythme impose de quoi l’engendrer » 36, voilà une autre définition de l’implexe qui s’ancre aux « oscillations mentales que produisent les surprises » 37 . Valéry philosophe peut alors écrire que « L’être prend à chaque instant la configuration que demande un événement qui n’existe pas (pas encore ; ou bien : plus) » 38, sorte d’événement pur dont l’implexe est chargé et qui montre que « La vie se fie à ce qui lui ressemble le moins pour savoir quelque chose » 39 . N’a-t-il d’ailleurs pas écrit que : « Le fond de l’homme n’a pas figure humaine » 40 . Et ce n’est pas par hasard que Valéry affirme qu’une « vraie analyse du temps serait la recherche de cet implexe » 41 , recherche accompagnée du double prescrit méthodologique que, d’une part, « chaque pensée touche à l’infinité des autres. De proche en proche, suppose, implique, illumine, modifie l’infinité des autres » 42, et que, d’autre part, un « phénomène est autre chose que mesurable », « autre chose qu’un cas particulier d’une catégorie » 43, ce dont l’implexe – véritable esprit de L’Idée fixe et des Cahiers – est proprement « la dé-mesure » 44 .

 


1 Patricia Signorile, Paul Valéry Philosophe de l’art L’architectonique de sa pensée à la lumière des Cahiers, Paris, Vrin, 1993, p. 43.
2 Paul Valéry, Les Cahiers, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Tome I, 1973, p. 10.
3 Ibid., I, p. 1080.
4 Ibid., I, p. 1081.
5 Ibid., I, p. 1108.
6 Ibid., I, p. 1256.
7 Ibid., I, p. 1205.
8 Alexander Schnell, Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive, Grenoble, Jérôme Millon, coll. Krisis, 2007, pp. 66 à 78.
9 Les Cahiers, I, p. 302.
10 Les Cahiers, I, p. 1272. 11 Ibid., I, p. 1367.
12 Ibid., I, p. 1156.
13 Ibid., I, p. 1214.
14 Marc Richir, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, Grenoble, Jérôme Millon, coll. Krisis, 2006, p. 356.
15 Les Cahiers, I, p. 882.
16 Henri Maldiney, Art et existence, Paris, Klincksiek, 1985, p. 10
17 Les Cahiers, I, p. 1081.
18 Paul Valéry, Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Tome I, p. 1398.
19 Ibid., I, p. 1399.
20 Œuvres complètes, II, p. 174.
21 Les Cahiers, XXIX, Editions du CNRS, p. 302.
22 Jacques Derrida, Marges, Paris, Minuit, 1972, p. 360.
23 Ibid., p. 360.
24 Les Cahiers, I, p. 1226.
25 Ibid., I, p. 1224.
26 Ibid., I, p. 1180.
27 Ibid., I, p. 1280.
28 Ibid., I, p. 1285.
29 Ibid., I, p. 1285.
30 Ibid., I, p. 1286.
31 Ibid., I, p. 1286.
32 Ibid., I, p. 1288.
33 Ibid., I, p. 1292.
34 Ibid., I, p. 1292.
35 Ibid., I, p. 1296.
36 Ibid., I, p. 1311.
37 Ibid., I, p. 1315.
38 Ibid., I, p. 1324.
39 Ibid., I, p. 1352.
40 Ibid., I, p. 990.
41 Ibid., I, p. 1350.
42 Ibid., I, p. 971.
43 Ibid., I, p. 1361.
44 Ibid., I, p. 1207