Texte publié sur Pulse (LinkedIn) le 8 novembre 2016
La radicalité de la philosophie est un remède contre le radicalisme. Toute l’histoire de la philosophie a montré une racine commune à nos démarches intellectuelles : le point d’interrogation. Ce dernier, en effet, est toujours requis dans toutes les investigations de l’esprit. C’est ce point d’interrogation que nous devrions porter autour de nos cous afin de faire triompher ce qu’on appelle nos valeurs universelles. Pourquoi ? Parce que nous ne sommes pour ainsi dire jamais tout à fait certains de ce que nous disons ou pensons, non parce que nous sommes ignorants ou incompétents voire incapables, mais parce qu’un indice de suspicion est constamment inséminé dans nos efforts de réflexion. Question de méthode philosophique !
Par exemple, nous ne savons pas si dieu existe ou n’existe pas ! Nous ne savons pas davantage exactement qui nous sommes, si ce n’est une énigme pour nous-même. Bien plus, comme l’écrivait le phénoménologue belge Marc Richir – qui nous a quitté tout récemment à l’âge de 72 ans – « A la question de savoir qui suis-je ?, il n’y a définitivement pas de réponse possible, car toute réponse, précisément, me tuerait » (Méditations phénoménologiques) !
Subsiste seulement la possibilité de faire du sens sans que ce dernier ne se referme sur une détermination absolument certaine. Ce mouvement du sens vers lui-même sans se fixer est notre plus précieux outil d’intelligibilité du monde. C’est cette mobilité du sens occupé à penser qui assure à nos argumentations un jeu, une liberté, susceptible de donner, et d’avancer sur le chemin, la compréhension des choses sans tomber sur des idées figées qui, le plus souvent alors, deviennent idéo-logiques. La logique d’une idée, abstraite, déconnectée de cette motilité de la vie de l’esprit qui toujours vient casser cette logique justement idéo-logique.
Cette dynamique philosophique doit être enseignée, reconnue, diffusée le plus largement possible dans nos familles, nos écoles, nos entreprises, nos institutions et, en bien d’autres endroits, nos associations ; partout où le sens pourrait venir à se refermer sur une idée qui a perdu sa force motrice : son incertitude et son indétermination foncière.
Une manière de lutter contre le radicalisme revient à retourner à l’alphabet de notre philosophie ancestrale, celle que la Grèce a vu naître avec le débat démocratique – autre jeu de l’esprit qui ne se fige pas en dogmatique politique ou autres – et qu’aujourd’hui, avec la question du sens, on devrait mettre au programme de toutes nos écoles quelles qu’elles soient, et à tous les niveaux. Montrer la diversité des approches de pensées, décliner l’extrême richesse des penseurs qui ont pu, ont su, faire raisonner l’infinie malléabilité de notre pouvoir de faire, oui, de la philosophie.
Philosophie qui n’est pas une façon de vivre précise ou une série de préceptes à suivre, mais seulement, pourrait-on dire, une tournure d’esprit, une ouverture au sens et à l’autre qui aussi est confronté à cette aventure. Car le sens est une aventure et non un chemin tout tracé qui, très vite, trop vite, devient terreur à imposer, terre de radicalisme.
C’est donc à cette radicalité de la philosophie que nous devons – oui ce me semble un devoir – puiser et nous en imprégner. Et ce par la lecture et la méditation de ce sens qui dans ses nombreuses potentialités à s’égrener manifeste au plus haut point notre humanitude, c’est-à-dire en définitive notre faculté à poursuivre nos efforts pour comprendre le monde sans le réduire à une manière unique de ‘penser’. Accueillir cette diversité intellectuelle est autant, si pas davantage, nécessaire que de mener des combats militaires. Mais, dans le cas de la philosophie, il ne s’agit pas d’un effet d’annonce ou une réaction à chaud mais d’un effort à long terme qui, il faut le reconnaître, à bien du plomb dans l’aile. Ne sommes-nous pas responsables, nous philosophes, de cet état de fait ? Nous faisons-nous suffisamment comprendre ou laissons-nous nous reléguer à de sombres rats de bibliothèques inutiles et incompréhensibles ? Plaidons-nous suffisamment pour notre cause qui est juste celle du questionnement radical et, en fin de compte, du respect de nos différences lorsque ces dernières se savent n’être – c’est une exigence – qu’un fragment du sens toujours à faire, à être et à vivre, jamais fini, toujours à inventer ? N’y va-t-il pas de toute notre civilisation comme amour de la sagesse : philo-sophie, le contraire de la haine de la question radicale, haine que véhicule le radicalisme ? Osons donc porter le point d’interrogation partout où il est en danger de réponses et de solutions terminales !