Texte publié sur Pulse (LinkedIn) le 28 octobre 2016
Et si nous avions besoin, comme de pain, d’un cours de rien ? Et si la philosophie était justement cours nécessairement de rien, du rien de l’esprit qui pense et comprend ? Soit un formidable outil intellectuel – une sagesse millénaire – basé sur le rien que constitue l’ossature de nos réflexions, sorte de mathématique de la pensée, de vide qui permet de faire le plein d’esprit et non de tel ou tel contenu de matières si diverses soient-elles.
Si donc, loin d’être un formalisme creux, la pratique de la philosophie menait à se poser les questions de savoir comment envisager nos ébats intérieurs, comment vivre nos interrogations les plus secrètes comme celles de la mort et du sens, comment comprendre les sociétés et les civilisations, sans prendre option, sans position ni concept définis à l’avance, sans religion révélée ni athéisme révélateur, sans quelque autre conception déjà pleine de critères, parfois même de dogmes et de règles. Rien que de la philosophie, rien que de la pensée en travail, encore en genèse d’elle-même, tout occupée à se tisser en nous et autour de nous.
Ce rien est fondamental et il doit être enseigné. Enseigné par des spécialistes, des philosophes diplômés. Celles et ceux donc qui ont appris non le contenu d’un cours mais le rien sur quoi se sont bâties tant de cultures et de richesses artistiques. Un rien sans quoi rien ne serait possible. Rien que du penser en chair et en chaire. Rien que la vie de ce qui fait notre différence d’avec l’animal ou le(s) dieu(x), à savoir notre capacité à penser, à faire du sens et à le mettre en commun. Etre spécialiste du rien est une discipline non suffisante mais nécessaire pour grandir. Cette école du rien est le point crucial de notre humanité. Elle scrute ce que nous sommes avant même que nous soyons quelque chose de déterminé, elle fait une place aux possibilités qui ne seraient telles sans le rien d’où elles proviennent.
C’est ce cours de rien, course du rien, qui permettra de saisir que ce qui peut sortir de nos têtes n’est rien d’autre qu’une forme du rien qui s’est donné quelque chose en échange. Cela aurait pu être autre chose. Nous aurions pu être l’autre, même celui qui a oublié le rien en le croyant tout différent. De là découlent la tolérance et la libre pensée, la véritable compréhension citoyenne de l’autre humain comme émanant chacun de cette éthique du rien, celle que la philosophie décline dans son enseignement et son histoire.
Il faut que nous plaidions de toutes nos forces pour exiger que l’enseignement de la philosophie soit obligatoire pour toutes et tous, deux heures par semaine, et ce à tous les niveaux de notre système scolaire qui n’en peut plus des tergiversations autour des cours de morale ou de religion. Le manque de financement n’est que le prétexte pour oublier que ce cours de rien est le fondement des deux leçons essentielles de l’histoire de la philosophie, la vie du sens et celle de la démocratie. Toutes deux, jeu du rien avec lui-même car elles tiennent à un fil. Fragiles, tout repose sur elles, ultimes remparts à l’idéologie, la logique d’une idée, loin du rien, proche du tout mal compris.