Texte publié dans les Annales de Phénoménologie, numéro 11, 2012, pp. 113-122.
On doit à la phénoménologie en général et à la phénoménologie française contemporaine en particulier de permettre de penser l’espace-temps en lui-même. L’espace-temps, car ce syntagme nominal est un tout concret dont l’indissociabilité de l’espace et du temps malgré leur tension irréductible se manifeste au plus profond de sa dimension proprement phénoménologique. L’espace-temps en lui-même – car aucun espace-temps ne constitue l’espace-temps en lui-même – est celui qui avec sa dynamique intrinsèque nous renvoie à autre chose qu’à une spatio-temporalité déterminée, représentée ou, comme le dirait Marc Richir, symboliquement instituée. Ce qui veut dire que l’espace-temps en lui-même est d’une autre nature, il est expérience phénoménologique, celle qui se vit et est en train de se faire vie par ce que Henry Maldiney définit pour sa part comme le « rythme : une transformation de l’espace-temps en … lui-même »[1], ou encore « cet auto-mouvement de l’espace-temps en lui-même – qui est le rythme »[2].
Un exemple frappant de cette vie rythmique et de sa perte est celui de l’espace-temps du lieu et des mouvements liés au lieu. Au cœur d’un texte dont la densité philosophique est remarquable, justement par la mise en valeur de l’espace-temps en lui-même à la fois dans l’art et dans l’existence, Henri Maldiney écrit dans ouvrir le rien – l’art nu que « l’assimilation du lieu à un espace référentiel annonce un blocage significatif de l’être au monde. Certains malades mélancoliques éprouvent une difficulté proprement aberrante à gagner leur place dans une salle de réunion, alors qu’ils l’aperçoivent distinctement. Ils doivent pour l’atteindre calculer leur itinéraire point par point. Leur marche au but leur est littéralement un problème, dont les éléments s’objectent devant eux sous la forme d’un plan de parcours. Les étapes de leur progression s’inscrivent dans un système clos de déplacements qui exclut toute appréhension marginale »[3]. « Or », poursuit-il, « ce n’est pas ainsi que nous nous dirigeons dans une salle où nous avons à prendre place. Nous sommes dès l’entrée présents à toute la salle, comme lieu unique auquel nous avons d’un coup ouverture ». Bien davantage encore, le « propre d’un lieu est d’ouvrir directement sur un impossessible lointain », ainsi nous « embrassons toute la salle à la limite vibrante, aérienne et poreuse, pénombreuse ou éblouissante, des murs »[4]. « Nous sommes sous la voûte incessamment ouverte, bâtie de l’intérieur comme l’enveloppe d’un projet dans lequel nous sommes jet »[5]. Qu’est-ce à dire ? Surtout qu’il y va de notre existence, de son mouvement spécifique lorsque nous agissons, ou par exemple, pensons et écrivons. Et en quoi l’espace-temps en lui-même joue-t-il ici comme transformation rythmique de lui-même, loin de toute réification qui fixe et enclot ? Tout d’abord, il faut considérer l’espace-temps sans référence à ce qu’il contiendrait ou exclurait car il n’est pas, à ce registre, question de dedans et de dehors, comme du reste il n’y est pas question d’une quelconque orientation temporelle comme orientations du passé, du présent ou du futur. L’espace-temps est en quelque sorte épuré, réduit à ce qui de lui reste comme son intrinsèque dimensionnalisation constitutive, à savoir le mouvement pur de son procès. Ce pur mouvement, que Marc Richir de son côté ne cesse de penser dans sa phénoménologie[6] notamment par un « mouvement sans corps mobile ni trajectoire »[7], est pensé par la notion de rythme chez Henri Maldiney comme mobilité essentielle d’une transformation en mouvement de ce mouvement de l’espace-temps. Ce qui veut dire que ce dernier n’est pas constitué mais justement en mouvement de lui-même vers lui-même mais sans qu’il soit préalablement constitué à cette formation et sans qu’il ne débouche sur un formé défini. Dans l’exemple, c’est tout aussi bien l’espace-temps qui se métamorphose en espace-temps se mouvant de la salle et du Leib qui s’y meuvent de la sorte ensemble. Ce qui caractérise cet espace-temps en lui-même c’est qu’il n’est pas espace-temps au sens de celui qui serait établi, circonscrit, mesurable, si complexe fût-il dans ses sophistications; bref, qu’il n’a pas, littéralement, d’espace et de temps avant même de se mouvoir comme espace-temps. C’est le plus difficile à comprendre. Sa spatio-temporalité intrinsèque se passe de toute forme spatio-temporelle. Son mouvement est une transformation pure et, à ce titre, transformation de l’espace-temps en lui-même, de lui-même vers un lui-même qu’il n’atteindra jamais ou seulement comme ce qui (y) bouge, (y) vibre et (y) change sans fin. Le lieu maldineyen, et le rythme qui l’articule, sont à comprendre comme cela. Tout comme l’être-œuvre de l’œuvre d’art où il s’épanouit, l’espace-temps « n’a pas d’en deça d’où il procède : il est son propre départ en vue de soi »[8], il est en précession de lui-même. C’est l’espace-temps qui noue l’existence, l’œuvre d’art et la vie pour Henry Maldiney. On peut dire de lui qu’il meut une « simultanéité de tensions contraires »[9] dans son impossibilité même à se stabiliser au cours de son auto-mouvement, sans pour autant signifier que cette réflexivité revienne au même mais sans non plus annuler la surrection rythmique de l’espace-temps en lui-même. On a plutôt affaire ici à une flexibilité qui ne revient à elle que sous la forme d’une flexure, c’est-à-dire comme une faille en mouvement qui, comme c’est le cas en géologie, apparaît avant rupture mais qui ici reste en suspens, flexure en faille permanente de soi sous tension, sans que ce soi signifie une quelconque identité reconnaissable et objectivable. « De l’infinité de cette faille où sa continuité finie s’abîme, elle (la forme ou le rythme selon Henri Maldiney) émerge à soi à partir de rien »[10]. La simultanéité de son espace-temps et l’absence de ce dernier tout aussi bien sont la vie de cette tension irréductible. C’est également la « simultanéité en profondeur de l’espace-temps »[11] dont parle de la même façon Henry Maldiney afin de dire le rythme de l’œuvre (d’art et d’exister) qui est l’expression phénoménologique même de la transformation de l’espace-temps en lui-même.
Une autre manière de dire les choses, c’est qu’un « rythme ne s’explique pas dans un espace déjà là »[12], il est en souci de soi comme « moment apparitionnel »[13], comme saisissement d’une « infinitivité »[14] qui ouvre un monde, fait monde. Le rythme ainsi pensé est évidé de l’espace-temps, il vit de l’absence en lui de toutes déterminations spatiales et temporelles. Cette transformation du rythme est celle des modulations du vide d’espace et de temps chez Maldiney, tout comme il s’agit du rien d’espace et de temps qui, dans la phénoménologie richirienne, pulse les écarts non spatiaux et non temporels de notre non adhérence foncière à notre vie et des non coïncidences corrélatives qui agissent au plus profond des topoi architectoniques[15].
Chez Henri Maldiney, le « rythme n’est pas nommable. Il n’est même pas concevable ; il est l’antinomique du concept »[16]. « Un rythme n’a pas de loi hors de lui-même. Il n’a pas de fonction rythmique. Libre de toute information préalable, un rythme est l’imprévisible intégrateur de ses propres prolepses. Il est chaotico-créateur »[17]. C’est ainsi qu’un tableau, à l’instar de notre habitation dans la salle de réunion, ne peut être « décrit en termes d’images et de signes. Il existe en tant que rythme ». Par là, « le rythme est mis en demeure de s’anéantir ou de se transformer en lui-même. Un rythme ne tourne pas rond »[18]. « Le rythme est alogique ». « Un rythme est sans fondement. Il est l’improbable absolu. Comme l’est la déchirure du Rien manifestant son vide. Il réalise en lui la mutation du Rien en l’Un et du Vide en l’Ouvert. Il n’y a pas entre eux d’écart préalable. Le rythme est la tension ouvrante du entre dans l’ouverture duquel les vides médians sont les émergences de l’Ouvert. Ces vides ne sont pas localisables. Impossible de les mettre en place, de les compartimenter »[19]. Le rythme est une tension qui ouvre à l’ouverture de lui-même comme à ce qui ouvre à la possibilité rythmique, tout comme chez Henri Maldiney également la transpassibilité est la capacité à s’ouvrir à l’ouverture du possible qui est hors d’attente, foncièrement imprévisible.
Un exemple patent de ce rythme en peinture et dans l’existence, rythme compris comme transformation de l’espace-temps en lui-même, est celui de Nicolas de Staël tel qu’Henri Maldiney l’aborde. Sa peinture « meut l’espace et le temps »[20]. De telle sorte que « chaque chose se tient au bord de son abîme. Il n’y a pas même de bord. L’abîme fait partie d’elle. Elle émerge à elle-même qu’à creuser l’abîme d’où elle surgit, comme l’à-pic d’une montagne qui de plus en plus haut se précipite. Cela s’appelle », pour Henry Maldiney, « exister »[21]. Exister, « c’est avoir sa tenue hors soi, extatiquement, sans avoir eu à sortir d’une situation préalable »[22], qu’il s’agisse de l’œuvre d’art ou de l’existence, c’est pareil. L’exemple de la toile La route [23] ou de la vie du peintre sont ici paradigmatiques. Toutes deux « finissent au vertige » comme l’écrit Nicolas de Staël à propos de ses toiles parce qu’elles existent à partir de leur abîme. Tout dans La route manifeste la transformation infinie de l’espace-temps en lui-même. Les trois arbres noirs au milieu, le ciel légèrement bleuté, la route blanche et/ou noire et ses à-côtés noir et/ou blanc et rosé forment ensemble un unique mouvement contradictoire qui subvertit tout rapport fond/forme. « Enfin ce rapport n’a pas lieu »[24]. Ou plutôt il n’est que la modification occupée à se faire, qui ne cesse de se produire, entre des éléments qui perdent leur individuation au profit d’un mouvement global de « conjugaison rythmique de deux aspects antithétiques »[25] où tandis que « les noirs font basculer l’horizon dans un mouvement tournant qui ramène le ciel à la route, les aires blanches tournent en éventail autour d’un centre absent. Ces aires rayonnantes (radiales et radiantes) sont des ‘extases’ de l’espace s’espaciant lui-même en elles »[26]. De plus, ce jeu versatile de présence/absence entre les noirs et les blancs « sont les deux ‘extases’ du temps »[27] se ‘temporellisant’ lui-même en lui-même à travers cette mutation en genèse. L’espaciation et la temporellisation font que l’espace-temps en lui-même tourne en lui-même sans se précipiter, au sens chimique du terme, en espace et en temps expliqués. La route peut paraître entourée de murs verticaux ou tout aussi bien apparaître comme le versant bombé d’un volume dont les versants tomberaient vers les bas-côtés. Le tout selon une pulsation qui passe et efface ce qui du temps et de l’espace pourrait se fixer et se rigidifier au profit d’un pouls à ce titre non spatial et non temporel mais dont la mouvance intime tournoie en elle-même sans fin assignable. Ce qui bat de ce pouls n’est pas diastole et systole alternées mais diastole en systole d’elle-même en même temps que systole en diastole d’elle-même. C’est comme cela que nous pouvons comprendre que l’œuvre est en diastole originaire, que l’ouverture est infiniment ouvrante tout comme la fermeture qui y est secrètement de la même étoffe en indéfinition de soi, fermante. Ainsi, « Temps et espace sont immanents au phénomène de contraste. Entre deux termes opposés, il n’y a pas seulement tension, mais mutation », cette idée de « mutation implique une dynamique spatio-temporelle qui rétablit dans l’apparence le moment de l’apparaître »[28]. De telle manière que l’espace-temps est travaillé par l’annulation de lui-même afin de se faire spatialisant et temporalisant, et même surtout spatialisation et temporalisation. Ce qui veut dire que du non espace-temps s’espacie et se temporellise à même ce qui en constitue la transformation nécessairement non spatiale et non temporelle en mouvement et ce afin de garantir la vie – en-vie – de l’existence de l’œuvre et de la vie, fût-elle pour cette dernière insupportable et dans le cas de Nicolas de Staël course à l’abîme ; et aussi de maintenir la possibilité de la spatialisation et de la temporalisation – qui dans son cas s’est effacée selon une modalité mélancolique qui a manqué de possibles parce qu’il a manqué d’ouverture[29] et donc de transpassibilité, passant du pathique au pathologique[30]. On peut alors dire que « l’aura de l’auto-diastole lui a ouvert un espace abyssal que son art n’a pu habiter. Et, comme ce peintre chinois qui disparut dans le Tao de sa propre peinture, dans le vide ouvert en haut de son paysage, il fallait que Nicolas de Staël, pour échapper à son inhibition et lui donner vie, passât tout entier en lui, entrât dans ce vide du tableau donnant sur rien. C’est un vide semblable qu’il consacra de sa propre réalité le 16 mars 1955 en s’y précipitant »[31].
Revenons à La route dont on peut, pour un rien, sortir, pour avoir manqué le rien comme rien que rien. Roulons ces mouvements d’« articulations spatio-temporelles d’un tableau » qui font s’accomplir « la spatialisation de la surface »[32] par une « tension en profondeur »[33] qui est rythme en même temps que la temporalisation par une « tension de durée »[34] rythme tout autant. Ces « tenseurs d’espace »[35] et ces tenseurs de temps s’originent dans le rythme qui transforme et se transforme en vue de ce qui imprévisible ne se voit pas d’avance mais se fait à même le rythme lui-même vide d’espace-temps, car en route vers soi comme cheminement espaciant et temporellisant, s’espaciant et se temporellisant, ménageant les jours nécessaires à la spatialisation/temporalisation toujours en cours (d’) elle-même où « l’apparaître est à sa pointe quand il côtoie son abîme »[36] sans y tomber autrement qu’en porte-à-faux vivant.
Le vide d’espace-temps du rythme qui assure la transformation de l’espace-temps en lui-même « se fait jour à travers une variété d’éléments hétérogènes, non-rythmiques, qui sont, par là-même, des résistances, – qu’il lie de l’intérieur en les transformant dans un procès unique »[37]. Ces résistances sont elles-mêmes vides d’espace-temps mais viennent se frotter aux éléments rythmiques de telle sorte que le mouvement qui en résulte les roule en soi plus avant selon ce langage maldineyen où le rythme consiste à être « l’intégrateur direct et unique de ses éléments formateurs non-rythmiques »[38]. Par exemple, « chaque couleur, poreuse ou aérienne, saturée ou rompue, opaque ou transparente, compacte ou diffuse, est, dans l’unité indivise de toutes ses dimensions, une couleur-milieu possédant sa spatialité propre et sa climatique propre, irréductibles à toute autre », et pourtant ce n’est que le rythme, le mouvement pur engendré par l’unité, qui fera de ces couleurs, ou de cette couleur du reste dans les peintures monochromes, une « simultanéité sous tension »[39], une « unité harmonique »[40] en mouvement où « chacune est une mutation du tout »[41] qui déchire par son surgissement inopiné l’objective stabilité d’ « un intervalle défini par les limites d’un corps enveloppant (réel, imaginaire ou idéal) »[42].
Le peintre est alors celui qui nous permet de suivre « un geste créateur d’espace qui abolit toutes les formes dans un éclatement de pulsions rythmiques où le mouvement, croissant à travers sa propre genèse, n’a pas d’autres coordonnées que son rythme »[43]. C’est de la même manière, mutatis mutandis, que le mouvement de nos déplacements dans une salle de réunion, pour reprendre cet exemple, qui n’est rien d’autre que rythme du mouvement, que le rythme de l’espace-temps en transformation de son propre mouvement, nous attache à l’espace-temps en lui-même en déploiement de lui-même. Même phénomène pourrait-on dire lorsque, pour Henry Maldiney, la montagne, le Cervin en l’occurrence, se laisse surprendre par notre surprise de mouvoir et se mouvoir en nous plus avant en lui. « Nous endurons l’extase de son apparaître. Son apparition est une ouverture qui l’appelle. Les impulsions rythmiques de son surgissement déterminent la courbure et la texture de tout l’espace, qui s’espacie au rythme de cette apparition qui le meut. Il s’agit d’un espace de présence, qu’en résonnance avec la montagne nous hantons nativement »[44]. « L’apparition de la montagne » « ne fait qu’un avec l’ouverture de l’espace et du temps. Ils s’ouvrent avec elle, en elle. Le temps est à cet instant tout le temps (présent, passé, futur), qui s’origine à cet événement. Pareillement l’ubiquité de l’espace est donné dans son émergence »[45]. C’est à ce titre qu’Henri Maldiney écrit que « l’apparition du Cervin est un phénomène pur »[46]. C’est l’identité, dans l’apparition, en cette dernière « du hors et du là »[47]. Le regard « hante un espace de hautes erres dont la proximité inapprochable est suspendue à l’ouverture d’un inaccessible lointain »[48] tout comme le temps s’ouvre à sa transformante mutation infinie. « Et il en va du lieu comme du temps. La présence du Cervin, ek-statique à soi, accuse la tension en elle de deux moments opposés » qui « se mutent l’un l’autre »[49], une verticalité ascendante et la chute dans le précipice.
D’autres exemples, pris dans la nature, dans l’art, dans la vie, dans l’existence sont traités par Henry Maldiney dans son œuvre. A chaque fois, c’est au rythme comme transformation de l’espace-temps en lui-même qu’aboutissent les analyses. Rythme de temps et d’espace en simultanéité de tensions contraires dont l’impossibilité traduit l’ek-sistence, le fait d’avoir sa tenue hors de soi en soi plus avant selon une modalité en mouvement qui ne finit ni ne commence et en laquelle nous reconnaissons une part des enjeux essentiels de la phénoménologie.
Ces enjeux fondamentaux de la phénoménologie apparaissent lorsque nous faisons l’effort intellectuel de ne pas considérer l’espace-temps comme un réceptacle à l’intérieur duquel des phénomènes prendraient place ou se déplaceraient sur une ligne définie et axée. Bref, lorsque nous pratiquons l’épochè phénoménologique de manière hyperbolique comme le pense Marc Richir et que nous nous ouvrons à ce qui reste de l’espace-temps, à son résidu phénoménologique pour ainsi dire pur, à savoir ses mouvements purs qui sont ceux que relève Henri Maldiney dans les quelques exemples insignes dont son œuvre apporte l’éclat. Ces mouvements purs ne sont ni spatiaux ni temporels. Mais ils sont bel et bien en mouvement. Ce qui veut dire que du non spatial et du non temporel transforment et se transforment en eux-mêmes dans un rythme qui lui-même n’est pas non plus redevable d’une spatio-temporalité définie ou déterminée de quelque manière. Cela a pour conséquence que l’espace-temps en lui-même n’est ni physique ni objectif ou objectivable. Il est donc immatériel, incorporel, non physique. Sa transformation en lui-même en rythme est cependant leiblich, au plus près de ce que l’on pense avec la phénoménalité des phénomènes ou ce que Marc Richir appelle leur phénoménalisation. L’énigme est que cette immatérialité en mouvement de l’espace-temps crée des écarts non temporels et non spatiaux, à l’instar de ceux mis en avant également dans la phénoménologie richirienne, mais aussi et en même temps de façon corrélative de l’espace-temps sans espace-temps. C’est la pointe de cet oxymore non rhétorique mais profondément phénoménologique que nous pensons voir à l’œuvre chez Henri Maldiney. Tout y tient dans l’impossibilité d’une tenue, dans cette tension spatio-temporelle irreprésentable. Elle est hors de soi en soi plus avant comme il aime à le répéter. La distance entre soi se ployant en soi dans le hors qui le traverse ne peut se tenir dans un espace et dans un temps. L’ek-sistence va comme le navire naviguant à l’impossible vers sa proue[50] mais c’est pourtant là, dans ce mouvement rythmique impossible, que sourd le suc de la mobilité fondamentale même de l’espace-temps en lui-même.
Pour dire les choses autrement, la simultanéité de tensions contraires qui agite le rythme est originaire. Ce ne sont pas deux tensions qui s’annulent dans l’instant de leur simul mais bien la contemporanéité de leur tension qui crée une dynamique elle-même primitive, au sens d’un mouvement premier irréductible mais insaississable. La transformation de l’espace-temps en lui-même n’est rien d’autre que cette contemporanéité archaïque d’une tensivité pure. Cette tensivité pure est foncièrement résistivité pure car ce mouvement ne cesse d’être contrarié par lui-même. On le retrouve dans l’analyse maldineyenne de La marquise de la Solana de Goya[51]. Ce tableau, écrit-il, est un « événement », « irrépétable », « un saisissement », « le regard est capté par son ouverture et suspendu à son déploiement » dans une dynamique pure où « le blanc n’est pas, il ex-iste. Il est à chaque fois constitué par une clarté sous-jacente à une tension de froid et de chaud, dont les éléments opposés sont … pour les souliers, un blanc verdi en contraste avec des jaunes et des roses pourprés clairs, pour les gants, un blanc glacé de rose pourpré en contraste avec le jaune de l’éventail, tandis que l’écharpe est le lieu de passage, en glacis léger, de gris bleu et jaune. L’échange rythmique des tonalités froide et chaude constitue, au sens chinois du terme, une mutation, une substitution totale et réciproque, dont le résultat sensible, unique, extatique aux deux termes, est une ‘énergie blanche’ »[52]. « Il n’est de mutation rythmique que du tout » : « les blancs n’existent que par le tout qui s’articule en eux et qui les intériorise à eux-mêmes, à travers l’un l’autre, en s’articulant lui-même »[53], « leur simultanéité est sous tension », « simultanément irradiant à eux-mêmes et à lui »[54] ; tensive est « la surface spatialisante »[55] et temporalisante du tableau, c’est son rythme.
« Le rythme d’une œuvre d’art ne lui vient pas du dehors. Il est son acte. Et celui-ci ne s’explique pas dans un espace et un temps d’univers. L’espace-temps du tableau de Goya, dans lequel se produisent des mutations particulières ou la commutation de la figure et du fond, est un espace-temps ‘impliqué’, impliqué dans un rythme qui est l’opérateur de son être-œuvre. Ce rythme n’est pas un objet de perception. Il exclut toute visée intentionnelle »[56]. C’est le rythme comme transformation de l’espace-temps en lui-même qui s’espacie et se temporellise à même l’absence en lui d’espace-temps d’univers symboliquement institués ou déterminés mais, et c’est une découverte majeure de la phénoménologie, cette espaciation temporellisante de l’espace-temps en lui-même ouvre à la possibilité de la spatialisation/temporalisation qui garde en elle, par exemple dans le langage, l’abîme en cime de son cheminement qui est rythme en lui-même.
[1] Henri Maldiney, Art et existence, Paris, Klincksiek, 1985, p. 183.
[2] Ibid, p. 191.
[3] Henri Maldiney, ouvrir le rien – l’art nu, La Versanne, encre marine, 2001, pp. 441-442.
[4] Ibid, p. 442.
[5] Ibid, p. 443.
[6] Voir à ce sujet notre article : « La question du mouvement dans la phénoménologie de Marc Richir », Annales de Phénoménologie, 2011/10, pp. 133-142.
[7] Marc Richir, Fragments phénoménologiques sur le langage, Grenoble, Millon, coll. Krisis, 2008, p. 10.
[8] Art et existence, p. 8.
[9] Ibid, p. 51.
[10] Ibid, p. 92.
[11] ouvrir le rien – l’art nu, p. 220.
[12] Ibid, p. 302.
[13] Art et existence, p. 30.
[14] Ibid, p. 49.
[15] Voir à ce sujet notre thèse de doctorat intitulée : « La refondation richirienne de la phénoménologie – Les multiples enjeux de la refonte et de la refondation de la phénoménologie transcendantale chez Marc Richir à partir du traitement de la question de l’espace-temps phénoménologique archaïque », sous la direction d’Alexander Schnell, Université de Toulouse 2 Le Mirail, 2011, 397 p.
[16] Art et existence, p. 32.
[17] ouvrir le rien – l’art nu, p. 318.
[18] Ibid, p. 333.
[19] Ibid, p. 449.
[20] Ibid, p. 332.
[21] Ibid, p. 334.
[22] Art et existence, p. 7.
[23] Nicalos de Staël, La route, 1954, huile sur toile 60 x 81 cm. Reproduit dans ouvrir le rien – l’art nu, p. 155.
[24] ouvrir le rien – l’art nu, p. 336.
[25] Art et existence, p. 177.
[26] Ibid, p. 337.
[27] Ibid, p. 337.
[28] Ibid, p. 199.
[29] Voir Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, coll. Krisis, 1991, pp. 361-425.
[30] Voir Henri Maldiney, existence – crise et création, La Versanne, encre marine, 2001, p. 75.
[31] Art et existence, p. 96.
[32] Ibid, p. 29.
[33] Ibid, p. 25.
[34] Ibid, p. 25.
[35] Ibid, p. 91.
[36] ouvrir le rien – l’art nu, p. 334.
[37] Art et existence, p. 203.
[38] Ibid, p. 198.
[39] Ibid, p. 200.
[40] Ibid, p. 202.
[41] Ibid, p. 201.
[42] Ibid, p. 192.
[43] Henri Maldiney, Aux déserts que l’histoire accable, Cognac, Deyrolle, 1995, p. 59.
[44] ouvrir le rien – l’art nu, p. 57.
[45] Ibid, p. 38.
[46] Ibid, p. 39.
[47] Ibid, p. 43.
[48] Ibid, p. 46.
[49] Ibid, p. 50.
[50] Art et existence, pp. 7, 48 et 221.
[51] Ibid, pp. 192-207. F. de Goya – Tableau de la marquise de la Solana (Musée du Louvre) – Paris. Reproduit dans Art et existence.
[52] Ibid, pp. 199-200.
[53] Ibid, p. 200.
[54] ouvrir le rien – l’art nu, p. 297.
[55] Art et existence, p. 206.
[56] Ibid, p. 206.